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– Ne t'énerve pas, dit Marc. Leguennec a emmerdé tout le monde. Tu peux me servir un verre?

– Je te l'apporte à table.

– Non, au comptoir, s'il te plaît.

– Qu'est-ce que tu as, Marc? Tu es vexé toi aussi?

– Pas exactement. J'ai un service à te demander. Dans ton jardin, il y a bien un petit pavillon? Indépendant?

– Oui, tu l'as vu. Il date du siècle dernier, construit pour les domestiques de la maison, je suppose.

– C'est comment? En bon état? On peut y vivre?

– Tu veux quitter les autres?

– Dis-moi, Juliette, on peut y vivre?

– Oui, c'est entretenu. Il y a tout ce qu'il faut.

– Pourquoi as-tu installé ce pavillon? Juliette se mordilla les lèvres.

– Au cas où, Marc, au cas où. Je ne suis peut-être pas vouée à la solitude pour toujours… On ne sait jamais. Et comme mon frère vit avec moi, un petit pavillon pour l'indépendance, au cas où… Ça te paraît ridicule? Ça te fait rire?

– Pas du tout, dit Marc. Tu as quelqu'un à mettre dedans en ce moment?

– Tu sais bien que non, dit Juliette en haussant les épaules. Alors, qu'est-ce que tu veux?

– Je voudrais que tu le proposes délicatement à quelqu'un. Si ça ne t'embête pas. Contre un petit loyer.

– Pour toi? Pour Mathias? Lucien? Le commissaire? Vous ne vous supportez plus?

– Si. Ça va à peu près bien. C'est Alexandra. Elle dit qu'elle ne peut pas rester chez nous. Elle dit qu'elle nous gêne avec son fils, qu'elle ne peut pas s'incruster là, mais je crois surtout qu'elle veut être un peu tranquille. En tous les cas, elle fait les annonces, elle cherche quelque chose. Alors, j'ai pensé…

– Tu ne veux pas qu'elle s'éloigne, c'est ça? Marc fit tourner son verre.

– Mathias dit qu'il faut veiller sur elle. Tant que l'affaire n'est pas terminée. Dans ton pavillon, elle serait tranquille avec son fils, et en même temps, elle serait tout près.

– C'est ça. Tout près de toi.

– Tu te trompes, Juliette. Mathias pense vraiment qu'il vaut mieux qu'elle ne soit pas isolée.

– Ça m'est égal, coupa Juliette. Ça ne m'ennuie pas qu'elle vienne avec son fils. Si je peux te rendre service, c'est d'accord. En plus, c'est la nièce de Sophia. C'est le moins que je puisse faire.

– Tu es gentille.

Marc l'embrassa sur le front.

– Mais, dit Juliette, elle n'est pas au courant?

– Évidemment non.

– Et qu'est-ce qui te fait croire qu'elle a envie de rester près de vous, elle? Tu y as pensé à ça? Comment vas-tu faire pour qu'elle accepte?

Marc s'assombrit.

– Je te laisse faire. Ne dis pas que l'idée vient de moi. Trouve de bons arguments.

– Tu me laisses faire tout ton boulot en quelque sorte?

– Je compte sur toi. Ne la laisse pas partir. Marc revint à la table où Lucien et Alexandra tournaient leurs cafés.

– Il a voulu absolument savoir où j'avais roulé cette nuit, disait Alexandra. À quoi bon lui expliquer que je n'ai même pas regardé les noms des villages? Il ne m'a pas crue et je m'en fous.

– Le père de votre père, il était allemand aussi? interrompit Lucien.

– Oui, mais quel rapport? dit Alexandra.

– Il a fait la guerre? La Première? Il n'a pas laissé des lettres, des petites notes?

– Lucien, tu ne pourrais pas te retenir? demanda Marc. Si tu veux absolument parler, tu ne peux pas trouver d'autres idées? En te creusant bien la tête, tu verras qu'on peut parler d'autre chose.

– Bon, dit Lucien. Vous allez encore rouler ce soir? demanda-t-il après un silence.

– Non, dit Alexandra en souriant. Leguennec m'a piqué ma voiture ce matin. Pourtant, le vent se lève et j'aime le vent. Ça aurait été une bonne nuit pour rouler.

– Ça me dépasse, dit Lucien. Rouler pour rien et vers nulle part. Franchement, je ne vois pas le profit. Vous pouvez rouler toute une nuit comme ça?

– Toute une nuit, je ne sais pas… Ça ne fait que onze mois que je fais ça, de temps en temps. Jusqu'ici, j'ai toujours calé vers trois heures du matin.

– Calé?

– Calé. Alors je reviens. Une semaine après, ça recommence, je crois que ça va marcher. Et ça rate.

Alexandra haussa les épaules, replaça ses cheveux courts derrière les oreilles. Marc aurait bien voulu le faire lui-même.

21

On ne sait pas comment Juliette s'y prit. En tout cas, Alexandra emménagea le lendemain dans le petit pavillon. Marc et Mathias l'aidèrent à transporter ses affaires. Portée par cette diversion, Alexandra se détendait. Marc, qui observait les remous des histoires tristes qui venaient affleurer sur ce visage, bien repérables à l'œil du connaisseur, était satisfait de les voir refluer, même s'il savait que ce genre de pause pouvait n'être que provisoire. Pause qui fit dire à Alexandra qu'on pouvait l'appeler Lex et la tutoyer.

Lucien, tout en roulant son tapis pour le récupérer, marmonna que l'évolution des forces en présence sur le terrain se faisait de plus en plus complexe, le front Ouest s'étant tragiquement vidé d'une de ses occupantes majeures, ne laissant sur place qu'un mari douteux, tandis que le front Est, déjà alourdi par le passage de Mathias dans le tonneau, se renforçait d'une nouvelle alliée nantie d'un enfant. Nouvelle alliée originellement prévue pour occuper le front Ouest, momentanément retenue en zone neutre et qui désertait à présent pour la tranchée Est.

– Est-ce que ta foutue Grande Guerre t'a rendu cinglé, lui demanda Marc, ou est-ce que tu jargonnes parce que tu regrettes le départ d'Alexandra?

– Je ne jargonne pas, dit Lucien, je plie mon tapis et je commente l'événement. Lex – elle a dit de l'appeler Lex – voulait partir d'ici et elle se retrouve en fait à deux pas. À deux pas de son oncle Pierre, à deux pas de l'épicentre du drame. Qu'est-ce qu'elle cherche? À moins, bien sûr, dit-il en se redressant, son tapis sous le bras, que ce ne soit toi qui aies fomenté l'opération Pavillon Est.

– Et pourquoi l'aurais-je fait? demanda Marc, sur la défensive.

–  Pour là tenir à l'œil ou bien la tenir à portée de main, au choix. Je penche pour la seconde option. En tous les cas, félicitations. Le coup a très bien réussi.

– Lucien, tu m'énerves.

– Pourquoi? Tu la veux et ça se voit, figure-toi. Prends garde, tu vas encore te casser la gueule. Tu es en train d'oublier qu'on est dans la merde. Tous dans la merde. Et quand on est dans la merde, on est porté à glisser, à déraper. Il faut marcher pas à pas, avec précaution, presque à quatre pattes. Et surtout ne pas courir comme un dingue. Ce n'est pas que je croie que les distractions ne soient pas nécessaires au pauvre type engoncé dans sa tranchée boueuse. Au contraire. Mais Lex est trop jolie, trop émouvante et trop intelligente pour qu'on puisse espérer s'en tenir à la simple distraction. Tu ne vas pas te distraire, tu risques d'aimer. Catastrophe, Marc, catastrophe.

– Et pourquoi catastrophe, crétin de soldat?

– Parce que, crétin bourré d'amour courtois, tu suspectes aussi bien que moi que Lex s'est fait larguer avec son môme. Ou quelque chose comme ça. Alors comme un crétin de seigneur sur son destrier, tu te racontes que son cœur est vide et qu'on peut occuper les lieux. Grossière erreur d'appréciation, laisse-moi te le dire.

– Écoute-moi bien, crétin des tranchées. J'en sais plus long que toi sur le vide. Et le vide prend plus d'espace que n'importe quel plein.