Alexandra serra le mouchoir dans son poing.
– Pas touche à sa mère, dit Vandoosler. Elle n'a pas bougé de Lyon. Elle s'est rendue à son bureau tous les jours, samedis compris. Elle travaille à deux tiers-temps et va chercher Cyrille à l'école tous les soirs. Inattaquable. C'est déjà vérifié.
– Merci, souffla Alexandra.
– Alors, Pierre Relivaux? demanda Marc. C'est tout de même le premier bénéficiaire, non? Il a une maîtresse, en plus.
– Relivaux est mal placé, c'est vrai. Pas mal d'absences nocturnes depuis la disparition de sa femme. Mais il ne faisait rien pour qu'on la retrouve, souviens-toi. Or, pas de corps, pas d'héritage.
– Comédie! Il savait bien qu'on la retrouverait un jour ou un autre!
– Possible, dit Vandoosler. Leguennec ne le lâche pas non plus, ne t'en fais pas.
– Et le reste de la famille? demanda Marc. Lex, raconte le reste de la famille.
– Demande à ton oncle, dit Alexandra, puisqu'il a l'air de tout savoir avant tout le monde.
– Mange du pain, dit Mathias à Marc. Ça te détendra les mâchoires.
– Tu crois?
Mathias hocha la tête et lui tendit une tranche. Marc mâchonna comme un imbécile tout en écoutant Van-doosler reprendre le fil de ses connaissances.
– Troisième héritier, le père de Sophia, qui vit à Dourdan, dit Vandoosler. Siméonidis l'Ancien est un passionné de sa fille. Il ne manquait pas un seul de ses concerts. C'est à l'Opéra de Paris qu'il a rencontré sa deuxième femme. La deuxième femme était venue voir son fils, simple figurant dans la distribution, et elle en était très fière. Très fière aussi de faire connaissance, par le hasard d'un voisinage de place d'orchestre, avec le père de la cantatrice. Elle a dû penser que ce serait un bon tremplin pour son fils, mais de fil en aiguille, ils se sont mariés et se sont installés dans sa maison de Dourdan. Deux points: Siméonidis n'est pas riche et il conduit toujours. Mais la donnée de base reste celle-ci: c'est un fiévreux fervent de sa fille. Atterré par sa mort. Il a tout collectionné sur elle, tout ce qui s'est dit, écrit, photographié, balbutié, chuchoté, dessiné. Ça occupe, paraît-il, une pièce entière de sa maison. Vrai ou faux?
– C'est ce que colporte la légende familiale, murmura Alexandra. C'est un brave vieux autoritaire, sauf qu'il a épousé une idiote en secondes noces. Cette idiote est plus jeune que lui, elle en fait un peu ce qu'elle veut, sauf en ce qui concerne Sophia. C'est le domaine sacré où elle n'a pas le droit de mettre son nez.
– Le fils de cette femme est un peu bizarre.
– Ah! dit Marc.
– Ne t'emballe pas, dit Vandoosler. Bizarre au sens de traînard, mou, velléitaire, voyeur, vivant de l'argent de sa mère à plus de quarante ans, incapable de ses vingt doigts, montant de temps à autre des petites combines tordues à trois sous, pas doué, se faisant choper, se faisant relâcher, en bref, plutôt un malheureux qu'un douteux. Sophia lui a trouvé plusieurs places de figurant, mais même dans ces rôles muets, il n'a jamais excellé et il s'est vite lassé.
Machinalement, Alexandra essuyait la table avec le mouchoir blanc que lui avait prêté Lucien. Lucien souffrait pour son mouchoir. Mathias se leva pour aller prendre son service du soir au Tonneau. Il dit qu'il ferait dîner Cyrille à la cuisine et qu'il s'éclipserait trois minutes pour le ramener au petit pavillon. Alexandra lui sourit.
Mathias monta à son appartement pour se changer. Juliette avait exigé qu'il ne soit pas nu sous ses habits de serveur. C'était très dur pour Mathias. Il avait l'impression d'éclater sous trois strates d'habits. Mais il comprenait le point de vue de Juliette. Elle lui avait aussi demandé qu'il cesse de se changer moitié dans la cuisine, moitié dans la salle quand les clients étaient partis, «parce qu'on pouvait le voir». Là, Mathias ne comprenait plus le point de vue de Juliette et ne percevait pas très bien ce qu'il pouvait y avoir d'embarrassant là-dedans, mais il ne voulait pas l'embêter. Il se changeait donc dorénavant dans sa chambre, ce qui l'obligeait à sortir dans la rue tout habillé, avec caleçon, chaussettes, chaussures, pantalon noir, chemise, nœud papillon, gilet et veste, et il en était assez malheureux. Mais le travail lui allait. C'était le genre de travail qui n'empêche pas de penser en même temps. Et dès qu'elle le pouvait, certains soirs peu chargés, Juliette le libérait plus tôt. Lui, il n'aurait pas vu d'inconvénient à y passer la nuit entière, seul avec elle, mais comme il parlait peu, elle ne risquait pas de deviner. Alors, elle le libérait plus tôt. En boutonnant ce gilet abominable, Mathias pensait à Alexandra et au nombre de tranches de pain qu'il avait dû couper pour rendre la situation tolérabîe. Le vieux Vandoosler n'y allait pas de main morte. Incroyable en tout cas le Nombre de tranches que Lucien pouvait avaler.
Après le départ de Mathias, tout le monde resta silencieux. Ça faisait souvent comme ça avec Mathias, pensa vaguement Marc. Quand Mathias était là, il parlait à peine et on s'en foutait. Et quand il n'était plus là, c'était comme si le pont de pierre sur lequel s'appuyer avait brusquement disparu et qu'il fallait trouver un nouvel équilibre. Il eut un frisson et se secoua.
– Tu t'endors, soldat, dit Lucien.
– Pas du tout, dit Marc. Je déambule en restant assis. C'est une question de tectonique, tu ne peux pas comprendre.
Vandoosler se leva et obligea Alexandra, d'un geste de la main, à tourner son visage vers lui.
– Tout se tient, lui répéta Alexandra. Le vieux Siméonidis n'a pas tué Sophia parce qu'il l'aimait. Son beau-fils n'a pas tué Sophia parce que c'est un veule. Sa mère non plus parce que c'est une conne. Maman non plus parce que c'est maman. Et qu'elle n'a pas bougé de Lyon. Reste moi: moi qui ai bougé, moi qui ai menti à ma mère, moi qui ai vendu la voiture, moi qui n'ai pas vu tante Sophia depuis dix ans, moi qui suis amère, moi qui ai déclenché l'enquête en arrivant, moi qui n'ai plus de travail, moi qui ai pris la voiture de ma tante, moi qui roule sans but avoué la nuit. Je suis cuite. De toute façon, j'étais déjà dans la merde.
– Nous aussi, dit Marc. Mais il y a une différence entre être dans la merde et être cuit. Dans un cas on glisse mais dans l'autre on brûle. Ce n'est pas du tout la même chose.
– Laisse tomber tes allégories, dit Vandoosler. Ce n'est pas ça dont elle a besoin.
– Une petite allégorie de temps en temps n'a jamais fait de mal à personne, dit Marc.
– Ce que j'ai dit à Alexandra est plus utile pour le moment. Elle est prête. Toutes les erreurs qu'elle a commises ce soir, affolement, pleurs, colère, couper la parole, dire deux fois merde, cris, consternation et défaite, elle ne les refera pas lundi. Demain, elle va dormir, lire, promener le petit au square ou sur les quais de la Seine. Leguennec la fera sans doute suivre. C'est prévu. Il ne faudra même pas qu'elle s'en aperçoive. Lundi, elle ira conduire le petit à l'école et elle se rendra au commissariat. Elle sait à quoi s'attendre. Elle dira sa vérité sans tapage, sans agressivité et c'est ce qu'il y a de mieux à faire pour ralentir provisoirement un flic.
– Elle dira la vérité mais Leguennec ne la croira pas, dit Marc.
– Je n'ai pas dit «la» vérité. J'ai dit «sa» vérité.
– Alors tu la crois coupable? dit Marc en s'énervant à nouveau.
Vandoosler leva ses mains et les laissa retomber sur ses cuisses.
– Marc, il faut du temps pour faire se rejoindre «la» et «sa». Du temps. C'est tout ce dont nous avons besoin. C'est ça que j'essaie de gagner. Leguennec est un bon flic mais il a tendance à vouloir saisir sa baleine trop vite. C'est un harponneur, il en faut. Moi, j'aime mieux laisser la baleine sonder, laisser filer la ligne, verser de l'eau dessus si ça chauffe trop, repérer où ressort la baleine, la laisser sonder à nouveau et ainsi de suite. Du temps, du temps…