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– Qu'attendez-vous du temps? demanda Alexan-dra.

– Des réactions, dit Vandoosler. Rien ne reste immobile après un meurtre. J'attends les réactions. Même petites. Elles vont venir. Il suffit d'être attentif.

– Et tu vas rester là, demanda Marc, en haut, dans tes combles, à guetter les réactions? Sans bouger? Sans chercher? Sans te remuer? Tu crois que les réactions vont venir tomber pile sur ta tête comme des fientes de pigeons? Tu sais combien j'en ai reçu des merdes de pigeons sur la tête depuis vingt-trois ans que j'habite Paris? Tu sais combien? Une seule, une seule! Une malheureuse petite merde alors qu'il y a des millions de pigeons qui fientent toute la sainte journée dans la ville. Alors? Tu espères quoi? Que les réactions vont venir docilement jusqu'ici pour s'installer sur ton crâne attentif?

– Parfaitement, dit Vandoosler. Parce que ici…

– Parce que ici, c'est le Front, dit Lucien. Vandoosler se leva et hocha la tête.

– Il est malin, ton ami de la Grande Guerre, dit-il. Il y eut un lourd silence. Vandoosler fouilla ses

poches et en sortit deux pièces de cinq francs. Il choisit la plus brillante et disparut à la cave, où on avait entassé tous les outils. On entendit la vibration brève d'une perceuse. Vandoosler revint avec sa pièce trouée à la main et la planta de trois coups de marteau dans la poutre de gauche de la cheminée.

– Tu as fini ton spectacle? lui demanda Marc.

– Puisqu'on a parlé de baleine, répondit Vandoosler, je plante cette pièce sur le grand mât. Elle reviendra à celui qui harponnera l'assassin.

– C'est indispensable? dit Marc. Sophia est morte, mais toi, tu t'amuses. Tu en profites pour faire le con, pour faire le capitaine Achab. Tu es dérisoire.

– Ce n'est pas une dérision, c'est un symbole. Nuance. Du pain et des symboles. C'est fondamental.

– Et c'est toi le capitaine, bien entendu? Vandoosler secoua la tête.

– Je n'en sais rien, dit-il. On ne fait pas une course. Je veux cet assassin et je veux que tout le monde y travaille.

– On t'a connu plus indulgent avec les assassins, dit Marc.

Vandoosler se retourna vivement.

– Celui-là, dit-il, n'aura pas mon indulgence. C'est une sale bête.

– Ah oui? Tu sais déjà ça?

– Oui, je le sais. Celui-là, c'est un tueur. Un tueur, tu m'entends bien? Bonsoir tout le monde.

23

Lundi, vers midi, Marc entendit une voiture s'arrêter devant leur grille. Il lâcha son crayon et se rua à sa fenêtre: Vandoosler sortait d'un taxi avec Alexan-dra. Il l'accompagna jusqu'à son pavillon et revint en chantonnant. C'était donc ça qu'il était parti faire: aller la chercher à la sortie du commissariat. Marc serra les dents. L'omnipotence subtile du parrain commençait à l'exaspérer. Le sang lui frappa les tempes. Toujours ces sacrés coups d'énervement. La tectonique. Comment diable faisait donc Mathias pour rester laconique et géant alors que rien de ce qu'il souhaitait ne lui arrivait? Lui avait l'impression de s'émacier dans l'exaspération. Il avait bouffé le tiers de son crayon ce matin, crachotant sans cesse des échardes de bois sur sa feuille. Essayer de porter des sandales? Ridicule. Non seulement il aurait froid aux pieds, mais encore il perdrait la dernière brillance qui lui restait, réfugiée dans la sophistication de ses vêtements. Pas question de sandales.

Marc serra sa ceinture argentée, lissa son pantalon noir et serré. Alexandra n'était même pas venue les voir hier.

Et pourquoi serait-elle venue? Elle avait son pavillon à présent, son autonomie, sa liberté. C'était une fille très susceptible avec la liberté, fallait faire gaffe à ça. Elle avait tout de même passé le dimanche comme le lui avait recommandé Vandoosler le Vieux. Square avec Cyrille. Mathias l'avait vue jouer au ballon et avait fait une bonne partie avec eux. Doux soleil de juin. L'idée n'en était pas venue à Marc. Mathias savait appliquer dé-ci, dé-là des formes silencieuses de réconfort ponctuel qui n'effleuraient même pas Marc tant elles étaient simples. Marc avait repris le fïl de son étude du commerce villageois au XIe-XIIe siècle avec un enthousiasme essoufflé. Cette question de l'excédent de la production rurale était tout à fait vaseuse et il fallait se jeter dessus à plat ventre pour ne pas s'enfoncer dedans jusqu'aux cuisses. Très emmerdant. Il aurait peut-être mieux fait de jouer au ballon: on sait ce qu'on lance, on voit ce qu'on rattrape. Quant au parrain, il avait passé le dimanche entier perché sur sa chaise, le nez hors de son vasistas, à surveiller les alentours. Quel con. C'est sûr qu'à prendre des allures de guetteur dans son nid de pie, ou de capitaine de navire baleinier, le vieux gagnait en importance aux yeux des naïfs. Mais ce genre d'esbroufe n'épatait pas Marc.

Il entendit Vandoosler grimper les quatre étages. Il ne bougea pas, résolu à ne pas lui donner la satisfaction de venir aux nouvelles. La détermination de Marc flancha rapidement, ce qui était usuel chez lui pour les petites choses, et vingt minutes plus tard, il ouvrait la porte des combles.

Le parrain était remonté sur sa chaise, tête sortie par le vasistas.

– Tu as l'air d'un imbécile comme ça, dit Marc. Qu'est-ce que tu attends? La réaction? La crotte de Pigeon? La baleine?

– Je ne te cause pas de tort, il me semble, dit Vandoosler en descendant de sa chaise. Pourquoi t'énerver?

– Tu fais l'important, l'indispensable. Tu fais le beau. Voilà ce qui m'énerve.

– Je suis d'accord avec toi, c'est agaçant. Tu en as pourtant l'habitude et en temps ordinaire tu t'en fous. Mais je m'occupe de Lex et ça t'énerve. Tu oublies que je ne veille sur la petite que pour éviter des bricoles qui risquent d'être désagréables pour tout le monde. Tu veux le faire tout seul? Tu n'as pas le métier. Et comme tu t'énerves et que tu n'écoutes pas ce que je te dis, tu ne risques pas de l'apprendre. Enfin, tu n'as aucune entrée auprès de Leguennec. Si tu veux aider, tu vas être obligé de supporter mes interventions. Et peut-être même d'exécuter mes consignes, parce que je ne pourrai pas être partout à la fois. Toi et les deux évangélistes pourrez être utiles.

– À quoi? dit Marc.

– Attends. C'est trop tôt.

– Tu attends la merde de pigeon?

– Appelle ça comme ça si tu veux.

– Tu es sûr qu'elle viendra?

– À peu près sûr. Alexandra s'est bien comportée à l'interrogatoire ce matin. Leguennec ralentit. Mais il tient un bon truc contre elle. Tu veux le savoir ou tu te fous de ce que je bricole?

Marc s'assit.

– Ils ont examiné la voiture de la tante Sophia, dit Vandoosler. Dans le coffre, ils ont ramassé deux cheveux. Aucun doute, ils proviennent de la tête de Sophia Siméonidis.

Vandoosler se frotta les mains et éclata de rire.

– Ça te fait rigoler? demanda Marc, atterré.

– Reste calme, jeune Vandoosler, combien de fois faudra-t-il que je te le répète? (Il rigola à nouveau et se servit à boire.) Tu en veux? proposa-t-il à Marc.

– Non merci. C'est très grave, ces cheveux. Et toi tu te marres. Tu me dégoûtes. Tu es cynique, malfaisant. A moins… À moins que tu ne penses qu'on ne peut rien en tirer? Après tout, c'était la voiture de Sophia, rien d'étonnant à ce qu'on y trouve ses cheveux.

– Dans le coffre?

– Pourquoi pas? Tombés d'un manteau.

– Sophia Siméonidis n'était pas comme toi. Elle n'aurait pas fourré ses manteaux à même un coffre. Non, je pensais à autre chose. Ne t'affole pas. Une enquête ne se joue pas en trois coups de dés. J'ai de la ressource. Et si tu veux bien faire l'effort de te calmer, de cesser de craindre que j'essaie d'enjôler Alexandra, dans un sens ou dans un autre, de te rappeler que je t'ai élevé en partie, et pas si mal que ça en dépit de tes conneries et en dépit des miennes, enfin bref, si tu veux bien m'accorder quelque crédit et ranger tes poings dans tes poches, je vais te demander un petit service.