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Christophe Dompierre alluma une cigarette et Mathias nota que ses mains maigres tremblaient légèrement. Mathias avait décidé qu'il aimerait bien ce type. Il le trouvait trop maigre, pas beau, mais il était droit, il suivait son truc, sa petite conviction. Comme lui, quand Marc se foutait de sa gueule en lui parlant de sa chasse à l'aurochs. Ce type tout frêle ne lâcherait pas son arc, c'était sûr.

– Il s'agit d'un arbre, en fait, continua Marc, d'un jeune hêtre. Je ne sais pas si ça peut vous intéresser puisque je ne sais pas ce que vous cherchez. Moi, j'en reviens toujours à cet arbre mais tout le monde s'en fout. Je raconte?

Dompierre fit signe que oui, et Mathias lui approcha un cendrier. Il écouta l'histoire avec une attention concentrée.

– Oui, dit-il. Mais je ne m'attendais pas à ça. Pour l'instant, je ne vois pas le rapport.

– Moi non plus, dit Marc. Je crois en fait qu'il n'y a pas de rapport. Et pourtant j'y pense. Tout le temps. Je ne sais pas pourquoi.

– J'y penserai aussi, dit Dompierre. Faites-moi signe, je vous prie, dès que Relivaux réapparaîtra. Il a peut-être reçu la personne que je cherche sans se ren-dre compte de l'importance de cette visite. Je vous laisse mon adresse. Je suis descendu dans un petit hôtel dans le 19e, l'Hôtel du Danube, rue de la Prévoyance. J'ai habité là, enfant. N'hésitez pas à me joindre, même de nuit, car je peux être rappelé à Genève à tout moment. Je suis aux missions européennes. Je vous note le nom de l'hôtel, l'adresse, le téléphone. Ma chambre est la 32.

Marc lui tendit sa carte et Dompierre inscrivit ses coordonnées. Marc se leva et coinça la carte sous la pièce de cinq francs, sur la poutre. Dompierre le regarda faire. Pour la première fois, il eut un sourire et cela rendit son visage presque charmant.

– C'est le Péquod fci?

– Non, dit Marc en souriant aussi. C'est le pont de la recherche. Toutes périodes, tous hommes, tous espaces. De moins 500 000 avant J.-C. à 1918, de l'Afrique à l'Asie, de l'Europe à l'Antarctique.

– «Ainsi, cita Dompierre, Achab pouvait espérer trouver sa proie, non seulement grâce au juste choix de l'époque et du lieu de séjour du cachalot en des territoires alimentaires déterminés mais il pouvait même espérer l'y croiser, grâce à la subtilité de ses calculs, en traversant les vastes étendues qui séparaient ces zones.»

– Vous connaissez Moby Dick par cœur? lui demanda Marc, épaté.

– Juste cette phrase parce qu'elle m'a souvent servi.

Dompierre serra avec vivacité les mains de Marc et Mathias. Il jeta un dernier coup d'œil à sa carte coincée sur la poutre, comme pour vérifier qu'il n'avait rien oublié, prit sa sacoche et sortit. Chacun posté dans une fenêtre en plein cintre, Marc et Mathias le regardèrent s'éloigner vers la grille.

– Intrigant, dit Marc.

– Très, dit Mathias.

Une fois qu'on était installé dans une de ces grandes fenêtres, il était difficile d'avoir envie de bouger. Le soleil de juin éclairait sans violence le jardin en friche. L'herbe poussait à toute vitesse. Marc et Mathias restèrent dans leur fenêtre sans rien dire pendant un bon moment. Ce fut Marc qui parla le premier.

– Tu es en retard pour le service de midi, dit-il. Juliette doit se demander ce que tu fous.

Mathias sursauta, monta à son étage pour endosser ses habits de serveur et Marc le vit sortir en courant, serré dans son gilet noir. C'était la première fois que Marc voyait Mathias courir. Et il courait bien. Splendide chasseur.

25

Alexandra ne faisait rien. C'est-à-dire rien d'utile, rien de rentable. Elle s'était assise à une petite table, la tête appuyée sur ses poings. Elle pensait aux larmes, aux larmes que personne ne voit, dont personne n'est au courant, aux larmes perdues pour tout le monde et qui viennent quand même. Alexandra serrait la tête et serrait les dents. Ça ne servait à rien, bien entendu. Alexandra se redressa. «Les Grecs sont libres, les Grecs sont fiers», disait sa grand-mère. Elle en disait, des trucs, la vieille Andromaque.

Guillaume avait demandé mille ans de vie avec elle. En fait, si on calcule bien, ça fait cinq. «Les Grecs croient aux paroles», disait la grand-mère. Peut-être, pensait Alexandra, mais alors les Grecs sont cons. Parce que ensuite, il avait fallu partir, la tête vaguement haute et le dos vaguement droit, abandonner des paysages, des sons, des noms et un visage. Et marcher avec Cyrille sur des chemins défoncés, ne pas se casser la gueule dans les ornières merdiques des illusions perdues. Alexandra étira ses bras. Elle en avait marre. Comme le marabout. Ça commençait comment au fait, ce truc? «J'en ai marre, marabout, bout de ficelle…» Ça allait bien jusqu'à «terre de Feu, feu follet, lait de vache», mais ensuite, le blanc. Alexandra jeta un œil au réveil. Il était temps d'aller chercher Cyrille. Juliette lui avait proposé un prix de pension pour faire déjeu ner le petit au Tonneau tous les jours après l'école. Coup de chance d'être tombée sur des gens comme ça, comme Juliette ou les évangélistes. Elle avait cette petite maison près d'eux et ça reposait. Peut-être parce qu'ils avaient tous l'air d'être dans la merde. La merde. Pierre lui avait promis qu'il lui trouverait un boulot. Croire Pierre, croire à la parole. Alexandra enfila ses bottes en vitesse, attrapa sa veste. Qu'est-ce qu'il pou-vait bien y avoir après «feu follet, lait de vache»? Trop pleurer met la tête en bouillie. Elle recoiffa ses cheveux avec ses doigts et fila vers l'école.

Au Tonneau à cette heure-là, il y avait peu de clients et Mathias lui donna la petite table près de la fenêtre. Alexandra n'avait pas faim et elle demanda à Mathias de ne servir que le petit. Pendant que Cyrille mangeait, elle le rejoignit au bar avec un beau sourire. Mathias trouvait que cette fille avait du cran et il aurait préféré qu'elle mange. Pour nourrir le cran.

– Est-ce que tu sais la suite après «feu follet, lait de vache»? Hache de quelque chose? lui demanda-t-elle.

– Non, dit Mathias. J'en disais une autre quand j'étais petit. Tu veux la savoir?

– Non, ça va m'embrouiller.

– Je la connaissais, dit Juliette, mais je ne sais même plus le début.

– Ça finira bien par revenir, dit Alexandra. Juliette lui avait servi une soucoupe d'olives et Alexandra les grignotait en repensant à sa vieille grand-mère qui vouait aux olives noires une estime quasi religieuse. Elle avait vraiment adoré la vieille Andromaque et ses foutues maximes qu'elle débitait à tout bout de champ. Alexandra se frotta les yeux. Elle fuyait, elle rêvait. Il fallait qu'elle se redresse, qu'elle parle. «Les Grecs sont fiers.»

– Dis-moi, Mathias, demanda-t-elle, ce matin en habillant Cyrille, j'ai vu le commissaire filer avec Leguennec. Il y a du neuf? Tu es au courant?

Mathias regarda Alexandra. Elle souriait toujours mais elle avait chancelé il n'y avait pas longtemps. Le mieux à faire était de parler.

– Vandoosler n'a rien dit en partant, dit-il. En revanche, on est tombés sur un drôle de type avec Marc. Un Christophe Dompierre de Genève tout à fait bizarre. C'était confus, une histoire vieille de quinze ans qu'il espérait résoudre tout seul avec le meurtre de Sophia. Un vieux truc qui lui est monté à la tête. Surtout, pas un mot à Leguennec, on lui a promis. Je ne sais pas ce qu'il a dans la tête mais ça m'ennuierait de le trahir.

– Dompierre? Ça ne me dit rien, dit Alexandra. Qu'est-ce qu'il espérait?

– Voir Relivaux, lui poser des questions, savoir s'il avait eu une visite récente, inattendue. Enfin ce n'était pas clair. Bref, il attend Relivaux, c'est une idée fixe.

– Il l'attend? Mais Pierre est absent pour des jours… Tu ne lui as pas dit? Tu ne le savais pas? On ne peut pas laisser ce type tourner dans la rue toute la journée, même s'il est confus.

– Marc lui a dit. Ne t'en fais pas, on sait où le joindre. Il a pris une chambre rue de la Prévoyance. C'est joli comme nom, non? Métro Danube… Je l'ai vu, le vrai Danube. Ça ne te dit rien à toi, c'est dans le fin fond de la ville, souvenir d'enfance du gars, paraît-il. Vraiment curieux comme gars, très accroché. I1 a même été voir ton grand-père à Dourdan. On doit le prévenir dès que Relivaux rentre, c'est tout.