Il y eut un nouveau silence. Le problème n'était pas facile. L'argent, bien sûr, dans leur situation, c'était tentant. D'un autre côté, se rendre complice, pour du fric. Et complice de quoi au juste?
– Il faut le faire, bien entendu, dit une voix douce. Tout le monde se retourna. Le vieux parrain entrait dans la salle, se servait un verre, comme si de rien n'était, saluait Mme Siméonidis. Sophia l'examina. De près, ce n'était pas Alexandre le Grand. Parce qu'il était très droit et maigre, il faisait haut, mais pas tant que ça. Mais il y avait le visage. Une beauté dégradée qui faisait encore de l'effet. Pas de dureté mais des lignes franches, le nez busqué, les lèvres irrégulières, l'œil triangulaire et le regard plein, tout était fait pour séduire et séduire vite. Sophia apprécia, rendit mentalement justice à ce visage. Intelligence, brillance, douceur, duplicité peut-être. Le vieux passa la main dans ses cheveux, non pas gris mais moitié noirs, moitié blancs, un peu longs en boucles sur la nuque, et s'assit. Il avait dit. Faire le trou. Personne ne songeait à contredire.
– J'ai écouté aux portes, dit-il. Madame a bien écouté aux fenêtres. Chez moi, ça relève du tic, d'une vieille habitude. Ça ne me gêne pas du tout.
– C'est gai, dit Lucien.
– Madame a raison en tout point, continua le vieux. Il faut creuser. Gêné, Marc se leva.
– C'est mon oncle, dit-il, comme si cela pouvait atténuer son indiscrétion. Mon parrain, Armand Van-doosler. Il habite ici.
– Il aime à donner son avis sur tout, marmonna Lucien.
– Ça va, Lucien, dit Marc. Tu la boucles, c'était dans le contrat.
Vandoosler balaya l'air de la main avec un sourire.
– Ne t'énerve pas, dit-il, Lucien n'a pas tort. J'aime donner mon avis sur tout. Surtout quand j'ai raison. Lui aussi aime ça d'ailleurs. Même quand il se trompe. Marc, toujours debout, signalait du regard à son oncle qu'il valait mieux qu'il s'en aille et qu'il n'avait rien à foutre dans cette conversation.
– Non, dit Vandoosler en regardant Marc. J'ai mes raisons pour rester là.
Son regard s'arrêta sur Lucien, sur Mathias, sur Sophia Siméonidis, et revint à Marc.
– Mieux vaut leur dire les choses comme elles sont, Marc, dit-il en souriant.
– Ce n'est pas le moment. Tu m'emmerdes, dit Marc à voix basse.
– Avec toi, ce ne sera jamais le moment, dit Vandoosler.
– Parle toi-même puisque tu y tiens. C'est ta merde, ce n'est pas la mienne.
– La barbe! dit Lucien en agitant sa cuillère en bois. L'oncle de Marc est un vieux flic et puis c'est tout! On ne va pas y passer la nuit, si?
– Et comment sais-tu ça, toi? demanda Marc qui s'était retourné d'un bloc vers Lucien.
– Oh… quelques menues observations pendant que je refaisais les combles.
– Décidément, tout le monde fouine ici, dit Vandoosler.
– On n'est pas historien si on ne sait pas fouiner, dit Lucien en haussant les épaules.
Marc était exaspéré. Encore un foutu coup d'éner-vement. Sophia était attentive et calme, comme Mathias. Ils attendaient.
– Elle est belle, l'histoire contemporaine, dit Marc en hachant ses mots. Et qu'est-ce que tu as trouvé d'autre?
– Des bricoles. Que ton parrain avait fait les stups, la brigade des jeux…
– … et dix-sept ans commissaire à la Criminelle, enchaîna Vandoosler d'une voix tranquille. Qu'on m'avait viré, cassé. Cassé sans médaille après vingt-huit ans de service. Bref, blâme, honte, et réprobation publique.
Lucien hocha la tête.
– C'est une bonne synthèse, dit-il.
– Formidable, dit Marc les dents serrées, le regard fixé sur Lucien. Et pourquoi n'en as-tu pas parlé?
– Parce que je m'en fous, dit Lucien.
– Très bien, dit Marc. Toi, mon oncle, personne ne te demandait rien, ni de descendre, ni d'écouter, et toi, Lucien, personne ne te demandait de fouiner ni de te répandre. Ça pouvait attendre, non?
– Justement non, dit Vandoosler. Mme Siméonidis a besoin de vous pour une affaire délicate, mieux vaut qu'elle sache qu'un vieux flic est dans le grenier. Elle peut ainsi retirer son offre ou poursuivre. C'est plus loyal.
Marc défia les visages de Mathias et de Lucien.
– Très bien, répéta-t-il en haussant encore le ton. Armand Vandoosler est un vieil ex-flic pourri. Mais toujours flic et toujours pourri, soyez-en certains, et qui prend ses aises avec la justice et avec l'existence. Des aises qui peuvent ou non lui retomber sur la gueule.
– Généralement, ça retombe, précisa Vandoosler.
– Et je ne dis pas tout, continua Marc. À présent, faites-en ce que vous voudrez. Mais je vous préviens, c'est mon parrain et c'est mon oncle. Le frère de ma mère, alors de toute façon, il n'y a rien à discuter. C'est comme ça. Si vous ne voulez plus de la baraque…
– De la baraque pourrie, dit Sophia Siméonidis. C'est comme ça qu'on l'appelle dans le quartier.
– Entendu… de la baraque pourrie, sous prétexte que le parrain était flic à sa manière toute personnelle, vous n'avez qu'à vous tirer. Le vieux et moi, on se démerdera.
– Pourquoi s'énerve-t-il? demanda Mathias, les yeux toujours bleu calme.
– Je ne sais pas, dit Lucien en haussant les épaules. C'est un nerveux, un Imaginatif. Ils sont comme ça dans le Moyen Âge, tu sais. Ma grand-tante bossait aux abattoirs de Montereau et je n'en fais pas un tapage.
Marc baissa la tête, croisa les bras, brusquement calmé, ïl jeta un rapide regard vers la cantatrice du front Ouest. Qu'est-ce qu'elle allait décider maintenant qu'un vieux flic cassé était dans la maison, c'est-à-dire, dans la baraque pourrie?
Sophia suivit le cours de ses pensées. – Ça ne me gêne pas qu'il soit là, dit-elle.
– Rien de plus fiable qu'un flic pourri, dit Vandoos-ler le Vieux. Ça a l'avantage d'écouter, de chercher à savoir et d'être obligé de la boucler. La perfection, en quelque sorte.
– Même douteux, ajouta Marc à voix un peu basse, le parrain était un grand flic. Ça peut servir.
– Ne t'en fais pas, lui dit Vandoosler en tournant son regard vers Sophia. Mme Siméonidis jugera. S'il survient un problème, bien sûr. Quant à eux trois, dit-il en désignant les jeunes gens, ce ne sont pas des imbéciles. Ils peuvent servir aussi.
– Je n'ai pas dit qu'ils étaient imbéciles, dit Sophia.
– Il n'est pas inutile de préciser les choses, répondit Vandoosler. Mon neveu Marc, j'en sais quelque chose. Je l'ai hébergé à Paris quand il avait douze ans… autant dire qu'il était déjà presque terminé. Déjà fumeux, obstiné, exalté, décontenancé, mais déjà trop malin pour être paisible. Je n'ai pas pu faire grand-chose, sauf lui inculquer quelques sains principes sur les indispensables désordres à pratiquer sans relâche. Il savait faire. Les deux autres, je ne les découvre que depuis une semaine, et ça ne va pas trop mal pour le moment. Curieuse combinaison et chacun sur son grand œuvre. C'est amusant. Quoi qu'il en soit, c'est la première fois que j'entends parler d'un cas comme le vôtre. Vous avez déjà attendu trop longtemps pour vous occuper de cet arbre.
– Que pouvais-je faire? dit Sophia. La police m'aurait ri au nez.
– Ça ne fait pas de doute, dit Vandoosler.
– Et je ne voudrais pas alerter mon mari.
– La sagesse même.
– Alors, j'attendais… de mieux les connaître. Eux.
– Comment procéder? demanda Marc. Sans inquiéter votre mari?
– J'ai pensé, dit Sophia, que vous pourriez vous présenter comme ouvriers de la ville. Vérification de vieilles lignes électriques ou quelque chose comme ça. Enfin n'importe quoi qui nécessite une petite tranchée. Une tranchée qui, bien sûr, passera sous l'arbre. Je vous fournirai l'argent supplémentaire pour les tenues de travail, pour louer une camionnette, pour les outils.
– Bien, dit Marc.