J’ai soupiré.
— Allez décarre, petit gars, on continuera la conversation ailleurs.
Mais on ne la lui faisait pas avec juste l’index appuyé dans le creux de la nuque. Il a agi avec promptitude. De la main gauche il a ouvert sa portière et s’est jeté hors de l’auto en se tenant accroupi. Un félin ! Il s’est mis à héler les roycos :
— Hep ! Vite ! Il est là !
Moi, tu me connais ?
J’étais peut-être moins souple que ce garçon, pourtant, dans les cas graves où je fais appel à moi, j’ai du répondant. En deux coups les gros j’avais franchi le dossier de la banquette avant et me trouvais assis au volant. Le gros sapin jaune a démarré comme un hors-bord. J’ai juste eu le temps de voir le grand Noir cavaler au-devant d’un flic en me désignant du doigt. J’ai enquillé la première rue à droite, et ensuite j’ai viré au gré de la circulance, le pied au plancher. Je me disais que je ne devais pas compter aller loin, mais seulement m’arracher de la zone dangereuse. Le mieux c’était de mouler ma charrette fantôme avant d’avoir les archers au fion.
J’ai trouvé ce qu’il me fallait : un grand jardin public. J’ai foncé sur la pelouse, slalomant pour éviter des gosses médusés. A l’autre extrémité, se trouvait la San Antonios’ River, pas large, riante, aux berges bordées de plantes tropicales. Un couple venait de débarquer au ponton et s’apprêtait à attacher une légère barque à moteur. La gonzesse tendait la corde à son julot.
— Pas la peine ! leur ai-je crié.
Ils se sont immobilisés pour me regarder venir. J’ai couru sans ralentir jusqu’à eux et les ai virgulés dans la tisane d’une double bourrade. Qu’ensuite l’embarcation était mienne comme on disait dans les romans guimauves d’autrefois, en parlant de la frangine que le bioutifoul saint-cyrien venait de s’emplâtrer.
Les amoureux barbotaient dans la baille un tantisoit cloaqueuse. Le gars me gueulait contre, ce qui le forçait à avaler davantage de flotte qu’il ne lui en fallait pour son pastis du soir. D’un coup de tirette, j’ai lancé le petit Johnson cinq chevaux. Il était tout chaud et ne demandait qu’à frétiller. Ça donnait une curieuse sensation de vitesse de tracer sur l’étroit cours d’eau. Y avait que ça de romantique, à San Antonio, plus les ruines de Fort Alamo.
J’ai éclaté de rire. C’était la nervouze. A force de jouer dans du Mack Sennett une frénésie cocasse me gagnait. Je devenais une espèce de héros pour bande dessinée. Je me suis dit que je devais réitérer le coup du taxi, c’est-à-dire pas farnienter à bord de ma gondole. Au bout de huit cents mètres, apercevant d’épais bouquets de plantes aquatiques, j’ai mis au point mort, sauté de la barque et relancé le moteur. J’ai pas pu m’empêcher de la regarder se tirer, seulabre sur la rivière enchanteresse. Le bateau ivre ! Elle cognait d’une rive à l’autre, se remettait un instant dans le milieu du faible courant et recommençait ses titubations. C’était joli, gracieux, tu vois ?
Mais bon, j’étais pas là pour faire joujou. Si je parvenais à réparer mon destin charançonné, je m’offrirais un bateau téléguidé et j’irais le manœuvrer sur le bassin des Tuileries.
Pour l’instant…
Une fois sorti du boqueteau de plantes, je me suis rendu compte que je me trouvais dans un quartier plutôt sinistre. Des entrepôts en ruine dressaient leurs carcasses de briques décolorées par le soleil. Une colonie de punks y avait élu domicile.
Ces gars-là m’ont toujours fait marrer. Ils se donnent un mal de chien pour se singulariser, avoir des mines et des mises d’une autre planète et tout ce qu’ils réussissent c’est à prendre des airs de connards paumés, plus ahuris qu’inspirés. Ils bivouaquaient dans une formation semi-romanichelle, en cercle autour d’un grand glandeur habillé d’un drap blanc, le crâne rasé sauf une mèche à la Attila (les Huns et les autres), et qui avait un crucifix en technicolor peint sur la figure.
Le prophète en question annonçait la fin du monde pour bientôt, avec déboulée de l’antéchrist, qu’on allait tous en chier des pendules ou des boulons rouillés. Les autres comateux l’écoutaient, plus ou moins attifés de l’uniforme punk, car les tordus n’ont rien de plus pressé que de se sabouler pareillement pour être certains de ne pas se perdre. Cheveux en crinière de horse guards teints en vert, rose ou violet, gilets cloutés, gants sans doigts, chaînes en tout genre et surtout, au grand surtout, boucles d’oreilles.
Que moi, ça me fait chialer de la sécotine quand je rencontre un petit gars avec sa boucle personnalisante. Pas seulement chez les punks, mais un peu partout. Faire genre, comme on dit dans mon natal pays. Faire genre, c’est-à-dire coûte que coûte s’élaborer une personnalité, comme si un peu de quincaille au lobe suffisait à marginaliser un gonzier, à affirmer un esprit libertaire ou une volonté d’originalité !
Oh ! les chers pauvres trous-du-cul sans poils ! Oh ! les pauvres zéros terrifiés par l’infini de leur néant. Ce ne sont pas des nantis, mais des néantis. Des anéantis ! Foutus au départ, en cours de route et à l’arrivée. Inimportants à jamais ! Glaireux corps et âmes ! Pets légers perdus dans les bourrasques.
Pauvrets, pauvrissimos, moins que moins, riens marqués à l’oreille du signe de l’impuissance congénitale irréversible. Mes biquets, mes minuscules cons, mes attendrissantes nullités ! Comme je prierais pour vous si ça pouvait servir à quoi que ce soit. Mais soyons logiques : si Dieu vous a permis si cons, c’est qu’il en a vraiment rien à cirer de votre triste troupeau panurgique.
Et je me dirigis vers le campement de faux bohémiens sans guitares. Ne voulant pas troubler la débloque du prophète, je m’assis en tailleur parmi les autres.
J’ôtis mon veston et, au moyen de mon canif, en décousis les manches ainsi que le col. Je nouas ma cravate autour de ma tête, à l’indienne. J’avais repéré une nana à longs tifs, camée jusqu’entre les doigts de pied. Rampis jusque z’ à elle et lui demandis si elle n’avait pas des fards à me prêter. Elle en avait, la chérie, étant toujours femelle, malgré sa déchéance.
Dotée, de surcroît, d’un tempérament artistique, elle me proposa de me maquiller. J’acceptis. Elle exécutit alors sur ma mâle figure une fresque savante, digne d’un trottoir parisien. Cela, j’eus l’occasion de le constater par la suite, représentait un coucher de soleil sur une plage d’Honolulu. Superbe ! Mes yeux devinrent des lanternes chinoises, mon nez la pointe d’une case et ma bouche son entrée.
Comme elle m’avait à la chouette décidément, elle m’offrit une chaîne en aluminium bleu, de toute beauté, que j’entortillis à mon cou.
Plus tard, une horde de flics déboulèrent dans l’entrepôt. Le prophète jactait toujours. Il racontait les projets démoniaques de Celui qui allait balancer le monde au fin fond des abysses.
Les draupers lui dirent de fermer sa putain de grande gueule de merde (traduction approximative) et questionnèrent l’assistance pour savoir si elle m’avait vu (ils me décrivirent là encore approximativement). Les punks grommelèrent que non, ma dessinatrice sur tronche plus fort que les autres et se tournant vers moi, me demanda si je m’étais vu. Je répondis que je m’en branlais. Les flics nous déclarèrent alors qu’on stationnait sur une propriété privée et que, sitôt qu’ils auraient un peu de temps à perdre, ils viendraient nous déloger d’ici avec leurs chiens, histoire que ces médors se fassent un peu les crochets.