Elle fut déroutée en m’apercevant, preuve que ma modification était totale.
— Je suis davantage opérationnel, n’est-ce pas ? lui fis-je en m’approchant d’elle. Heureusement que j’étais sous garantie : pièces et main-d’œuvre !
Délicatement, je retiras sa cousue de ses lèvres et lui proposis les miennes qu’elle accepta sans ambages. Nous échangeâmes un de ces baisers sans passion, purement épidermiques, mais qui font encore davantage de bien aux bronches que les pastilles Pulmoll contre la toux.
Comme ça lui plaisait, je lui plaçai une main fureteuse partout où il y avait du modelé sur sa géo (et y avait pratiquement que ça !). Elle réagissait bien. Une vraie montre suisse.
— Peut-être serons-nous de revue, rêvai-je, car il serait dommage de laisser perdre un moment de cette qualité. Comme nous aurons écrit le préambule, la prochaine fois nous pourrons entrer de plain-pied dans le vif du sujet.
Elle eut un sourire énigmatique et m’escorta jusqu’à la salle de restaurant. Duck avait achevé son repas et lisait le Financial Times. Il le lisait avec ce détachement dont font montre en pareil cas ceux qui sont mieux informés des choses financières que le journal lui-même ou ceux qui en ignorent tout.
Il me coula un regard rapide par-dessus l’imprimé.
— Le changement est appréciable, approuva-t-il ; je suppose que vous avez faim ? Nous décollons dans vingt minutes, ça vous laisse le temps d’avaler quelque chose…
J’optai pour un grand café et des hot dogs. Ça me démangeait de lui demander où nous allions, mais comme il n’aimait pas les questions, je remis celle-ci dans ma culotte où elle se trouva en superbe compagnie[1].
Duck plia son journal et le glissa dans une grande pochette de croco qui devait sortir de la Cinquième Ave-nue (pas le crocodile, la pochette à laquelle il avait participé).
— Vous écrivez, n’est-ce pas ? me dit-il.
— En effet, pourquoi ?
— Si vous entrez dans le cénacle, il faudra perdre cette habitude.
— Bien que les questions soient prohibées, puis-je vous demander pourquoi ?
— Quand on se consacre au B.B., on lui consacre tout, y compris sa discrétion.
On me serva deux hot dogs moutarde qui ressemblaient à des sexes de coiffeurs pour dames après usage.
— Sur le rapport qui nous a été adressé à votre sujet, les avis concernant vos opinions politiques sont très différents. Certains, en France, vous croient à gauche et d’autres écrivent que vous êtes anarchiste de droite. Votre avis ?
— Mon avis, mister Duck c’est que les uns et les autres sont, quelque part, n’importe leur culture, des cons profonds et pas heureux. Vouloir classer la pensée d’un écrivain comme moi est d’une outrecuidance miséreuse qui m’indignerait si je ne me foutais d’à peu près tout. Les hommes ont besoin d’étiquettes comme les pots de confiture et les étiqueteurs ne se donnent même pas la peine de goûter. Ils vous réputent “de fraise ou d’abricot” selon des critères auxquels ils se réfèrent distraitement, comme un pilote souscrit à sa check-list avant de décoller. La seule certitude que je sois en mesure d’apporter à ces trieurs de lentilles, c’est mon aversion totale pour tout ce qui est doctrinal. Quelques idées me séduisent, je les adopte, les aménage pour mon confort, les abandonne si je les trouve tout compte fait pas si probantes “que ça”. Je les attrape un peu partout, l’occasion faisant le larron. Il y a chez nous un personnage important qui s’appelle “la Mère Denis” et dont le leitmotiv est “Ça c’est vrai, ça !”. Lorsque je lis certains journaux, de gauche, du milieu ou de droite, que j’écoute certains hommes qui leur correspondent, il m’arrive de penser “Ça c’est vrai, ça”.
« Peut-être est-ce en effet, une forme d’anarchie intellectuelle ; alors disons que je suis anarchiste. De droite ? En tout cas pas. De gauche ? En tout cas pas. Je suis un anarchiste que j’appellerais “à la noix” parce qu’il aime l’ordre dans la liberté. Ça, ce n’est pas une doctrine, mais un besoin élémentaire. Donc anarchiste de bon sens. Voilà la classification adéquate : je suis un anarchiste de bon sens, mister Duck. Pensez-vous que cela puisse cadrer avec le B.B. ? »
Il me désigna mes hot dogs merdeux.
— Vous devriez terminer votre truc : nous allons bientôt partir.
— Je crois que je vais y renoncer, dis-je. Ma faim est trop belle pour que je la gâche.
Le vol à bord de l’hélicoptère fut long. Ma montre s’était brisée au cours de mes pérégrinations dans San Antonio et je n’osais demander l’heure à mon compagnon. Hormis le pilote, nous n’étions que nous deux dans l’appareil. Duck dormit pendant tout le voyage. Il avait incliné son siège, ôté ses chaussures et placé un loup d’étoffe sur ses yeux pour se séparer de la lumière.
Je le regardais dormir (sa respiration régulière me donnait du moins à croire qu’il dormait) et j’admirais sa sérénité. Je continuais d’être intrigué par le charme mystérieux de cet homme, par son magnétisme, sa formidable autorité.
En moins d’une plombe nous atteignîmes le golfe du Mexique et fûmes à l’aplomb d’un port qui, d’après mon estimation, devait être Corpus Christi. Après quoi, l’appareil se mit à longer la côte, survolant une interminable lagune piquetée de propriétés blanches et de piscines bleues aux formes tarabiscotées.
Parvenu à l’extrémité de cette langue de terre, l’hélicoptère obliqua légèrement sur le large. Les eaux n’étaient pas « d’émeraude », mais d’un vilain jaune qui tirait carrément sur le brun à certains endroits.
Vaincu par la contagion, je finis par m’assoupir malgré le fort ronron du moteur.
Une sensation de descente me rendit lucide instantanément. Effectivement, l’appareil perdait de l’altitude. Au-dessous de nous s’étalait une gigantesque propriété qui, par ses dimensions, faisait songer à quelque palais de prince arabe. Il devait comporter deux étages et les tuiles creuses qui le couvraient étaient vertes. J’aperçus des patios dallés de marbre blanc, des jardins luxuriants, deux piscines, deux tennis, une quantité de petits bâtiments annexes, des bateaux de plaisance ancrés dans un petit port, un coral au centre d’une étendue engazonnée… Bref, l’hyperluxe. Que dis-je : l’hyperfortune. Cette propriété occupait toute une île passablement éloignée du continent qui formait une ligne bleu sombre à l’ouest.
Au-delà du coral, il y avait une piste d’atterrissage pour hélicoptères, cible de ciment rose dont le centre était marqué par un gros point vert, lui-même cerclé de rouge.
Nous nous y posâmes comme sur du velours. Duck retira son loup et réintégra ses godasses vernies. Pour-quoi passait-il sa vie en smoking ? De jour, cette mise équivalait à un déguisement. Il n’y avait guère que les maîtres d’hôtel pour se loquer de la sorte depuis le matin.
Il déboucla sa ceinture d’une pichenette. D’un signe de tête, il m’invita à descendre.
Une Minimock jaune, décapotée, pilotée par un gars en livrée beige s’avançait vers la passerelle. Son chauffeur sauta de son siège et se tint debout près de sa caisse à roulettes. Il salua Duck d’une courbette. Merde, on tombait en plein esclavagisme !
Duck enjamba la carrosserie et s’assit. J’en fis autant. Aussitôt, le conducteur reprit sa place au volant et fonça en direction du palais.
L’air embaumait : rose et jasmin. On voyait s’affairer des jardiniers dans les massifs. L’un d’eux, juché sur une tondeuse-tracteur, rasait un golf de neuf trous, au loin. Si c’était là la crèche du Big, je pigeais pourquoi il ne travaillait que pour les pays capitalistes.
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