La Mini longea une allée bordée de lauriers-roses et stoppa devant l’une des entrées du palais. Une fille blonde qui ressemblait à notre « chauffeuse » de naguère s’avança. Elle portait un short noir très moulant et un chemisier jaune sans manches déboutonné jusqu’à la ceinture. Une gravure de Lui !
— Bonjour, monsieur Duck ! murmura-t-elle avec déférence.
— Hello ! répondit laconiquement ce dernier.
Il me désigna :
— Occupez-vous de monsieur.
O douce musique !
Une fille pareille ! Lui ordonner de « s’occuper » de moi !
— Elle s’appelle Tina, m’avertit Duck.
Elle pouvait s’appeler Incarnation ou Crotte-de-bique, je m’en tartinais ! L’essentiel était qu’elle réponde.
— Hello ! me lança la déesse d’un ton joyeux en entourant le mot d’un éclatant sourire à consommer sur place.
— Hello ! vagis-je, puisque ce mot, aux States, tient lieu de conversation.
J’avais la voix d’un transistor dont les piles sont nazes.
Duck s’éloigna dans une direction, Tina m’entraîna dans une autre. Ce palais était assez grand pour qu’on puisse y passer vingt ans sans y rencontrer sa femme ou son grand-père. Les serviteurs y pullulaient. Les hommes portaient des uniformes beiges, les filles étaient fringuées comme mon hôtesse d’accueil. On les avait sélectionnées soigneusement et le mec qui s’était occupé de leur recrutement possédait autant de discernement que Bernardin, du Crazy Horse, quand il s’agit pour lui de renouveler ses stripteaseuses.
Les vastes couloirs, dallés de marbre délicatement veiné de rose pâle, longeaient d’immenses pièces somptueusement meublées : des salons de musique, des bibliothèques garnies de livres aux somptueuses reliures, d’autres salons intimes, conçus pour le recueillement, des salles de jeux, d’autres d’exposition croulant sous les œuvres d’art. Jamais de ma putain de vie je n’avais arpenté un palais à ce point munificent.
Nous parvînmes à une intersection de couloirs, espèce de carrefour où se trouvait une rangée d’ascenseurs. Tina appuya sur le bouton de commande de l’un d’eux et la porte laquée de couleur ivoire coulissa pour nous proposer une cabine capitonnée de velours bleu galonné d’or. Un petit Renoir la décorait, qui représentait un visage d’enfant triste.
Au second étage, nous reprîmes notre déambulation au niveau des chambres. Je marchais en retrait par rapport à ma compagne pour pouvoir admirer pleinement sa silhouette magique et la douce ondulation de ses fesses pommées.
Elle stoppa devant une porte qu’elle ouvrit à l’aide d’une carte magnétique. Nous pénétrâmes dans une suite exquise qui se composait d’un salon, d’une chambre, d’un dressing et d’une salle de bains dans le volume de laquelle on aurait pu trouver un appartement confortable pour quinze travailleurs émigrés. L’ensemble était meublé design, les murs recouverts d’un tissu caramel (au lait) avec des gravures modernes.
Tina me fit l’honneur de ce séjour enchanteur, en termes professionnels de manager d’hôtel de luxe.
Quand ce fut fini, elle m’avertit que je devais souscrire à une petite formalité. Sans attendre mes questions, elle prit un collier dans un tiroir. Il aurait pu être signé Bulgari car il se composait d’une chaîne style gourmette comportant en son centre un petit disque de métal ; mais ce dernier n’était pas une pièce de monnaie ancienne, cela ressemblait à un minimicro.
Elle me le passa autour du cou. J’en profitis pour poser mes deux mains sur ses hanches. Tina ne protesta pas et assura le fermoir du collier.
— Il faudra une clé spéciale pour l’ôter ! me dit-elle simplement à titre d’information.
La fable de La Fontaine Le Chien et le loup me revint à l’esprit :
On venait de m’attacher. Plus exactement de m’assurer autour du cou un mouchard qui rendrait compte de toutes mes paroles et de tous mes déplacements.
Esclave !
J’en ressentas tellement de honte que j’oublias de rouler à la môme la pelle gloutonne que je tenais à sa disposition.
Elle repartit sans avoir un seul instant cessé de sourire.
Pour réagir, je fis un tour du propriétaire. Un poste de TV géant se trouvait encastré dans un mur. Je le branchis. Je tombis sur la grande scène catastrophique de La Tour infernale quand elle crame de bas en haut et qu’un gonzier tente de la quitter par l’ascenseur extérieur. J’appuyis sur un second bouton, et j’eus droit à un puissant documentaire sur le tissage des poils de cul de bonzes chez les bouddhistes du Tibet. D’autres boutons me dégagèrent d’autres films. Je compris que cette téloche recevait ses programmes d’un circuit intérieur.
Je me rabattis alors sur le bigophone à touches. Près de l’appareil, un tableau imprimé sur plastique, indiquait les numéros à composer pour obtenir les différents services du palais : femme de chambre, coiffeur, sanitaire, dépannage tévé, room-service, massage, tennis, manège, stand de tir, sporting, etc. Nulle part il n’était question des manœuvres à exécuter pour « sortir » de l’île. De même que la télévision avait son autonomie, le téléphone ne desservait que le domaine. Je composis le premier numéro venu et je demandis l’heure à la personne qui me réponda. Il était 5 heures 18 de l’après-midi. Je remerciai chaleureusement ; ensuite de quoi j’allai à la porte. Elle n’était pas fermée à clé, ce que j’apprécias. Satisfait de cette découverte, je partis à l’aventure dans le palais.
Drôle d’aventure. Ça tenait du conte des Mille et Une Noyes avec un poil de science-fiction. Qu’allait-il se passer maintenant ?
Je descendis au rez-de-chaussée et me dirigis vers la bibliothèque. Elle était presque aussi vaste que la Nationale de la rue de Richelieu. Mais il ne s’y trouvait pas un grain de poussière. Tout était neuf, luxueux, savamment éclairé.
Les livres en anglais dominaient, pourtant il y en avait en espagnol, en allemand et en français ; parmi ces derniers, tous les classiques. J’optis pour Richard III du grand William. L’esprit démoniaque de ce fumier de Gloucester m’a toujours fait rigoler. La manière qu’il carbonise toute la royale family, l’artiste : frangins, neveux, épouses, tout y passe ! On suit l’agencement minutieux de ses perfidies et homicides. On se dit « quel dégueulasse, mais il va la décrocher la couronne à force de bousiller tout le monde, y compris les enfants d’Edouard ». Et puis tu sais quoi ? En une ligne et demie son sort est réglé, son histoire soldée. Tu lis : « Le roi Richard et Richmond entrent — Ils se battent — Le roi Richard est tué. »
Poum ! Terminé ! Au tas !
Moi je finis le présent book de cette façon, mon néditeur prend mon contrat, se torche le fion avec et me l’envoie en recommandé avec accusé-levez-vous de réception ! Je suis banni de la profession ! Expédié dans un mouroir au fin fond du Cantal. On fait des autodafés avec mes z’œuvres. On me reprend la grand croix de Légion d’honneur que j’ai jamais demandée malgré que j’eusse suffisamment de bons de la Semeuse pour l’obtenir. On empoisonne mon chien. On viole ma bonne ! On me retire mon permis de pêche, ma carte des lecteurs et celle de l’American Express. On cesse de me sucer. On me recrache !
Seulement, bon, Shakespeare, il pleure pas les imprécations avant d’en arriver là. Et c’est grand, c’est beau. Moi, je me contente de rouscailler. Lui, il agite les plaques de tôle ondulée en coulisse. Et martyrise la grosse caisse.