« Que le sommeil ne ferme jamais ton œil funèbre, si ce n’est pour qu’un rêve accablant t’épouvante par un enfer d’affreux démons ! »
Il l’envoyait pas dire, Willy, t’es d’ac ? Fallait pas essayer de lui tergiverser la prostate, à mister ! La manière qu’il t’envoyait des seaux de réplique pleine poire : « Calomnie douloureuse de la grossesse de ta mère ! » Et v’lan ! « Progéniture abhorrée des reins de ton père ! » Et vlouf ! Là, c’était du vrai brûlant. Des tronçons de bite incandescents ! De la diarrhée mêlée de sang corrompu !
J’en suis à la péroraison de la reine Marguerite quand une voix de rêve me susurre :
— Vous voulez bien me suivre, mister San-Antonio, le Big vous attend !
Une nouvelle amazone blonde en mini-short noir est derrière moi. Je sens que je vais continuer dans le shakespearien !
Nous repremîmes l’ascenseur.
Pour le dernier étage cette fois.
Plus que le dernier, si je puis dire : « la » tour.
Elle n’était pas ronde mais carrée. Vitrée sur toutes ses parois. Y compris le toit ! Cela donnait une sensation aérienne assez troublante. Elle devait mesurer six mètres sur six, pas davantage. Elle était meublée de trois bureaux de verre, de sièges en plexiglas, d’appareils à écrans (il y en avait quatre) et d’un bar de verre fumé.
Trois personnages occupaient chacun des bureaux, disposés en triangle. Il me faut te les décrire, c’est important.
Le plus âgé des trois hommes devait approcher les soixante-quinze ans. Il était très grand, très maigre, très aristocratique. Son visage allongé était pâle, avec des rides verticales qui semblaient l’étirer davantage encore. Sans nul doute, ses cheveux très noirs étaient teints. Il les coiffait en se faisant une raie médiane impeccable et les aplatissait sur son crâne au moyen d’une gomina quelconque. Ses paupières lourdes et bombées dissimulaient son regard. Ses lèvres minces semblaient trop rouges pour que ce fût naturel. Cependant, il n’avait rien d’un homosexuel. J’hésitas à situer sa nationalité. Il pouvait appartenir à cette gentry sud-américaine qui fabrique de faux gentlemen anglais. Il portait un costume d’alpaga noir, admirablement coupé, une chemise blanche, une cravate grise. Un œillet rouge vif ornait sa boutonnière et une pochette de soie blanche débordait largement de sa poche supérieure.
Le second, toujours dans la chronologie de l’âge, semblait plus jeune que le précédent de quelques années. Il était courtaud, trapu, couperosé. Sa blondeur devait tirer sur le roux avant qu’il ne se mette à blanchir. Il avait l’œil bleuâtre, une profonde fossette au menton et des cils décolorés. Une énergie intense émanait de lui. Il paraissait en état de continuel mécontentement. C’était le genre d’homme qui s’attache aux travers de ses contemporains, les débusque au premier contact, et en extrait des provisions de mépris. J’aurais parié n’importe quoi contre autre chose qu’il était américain. Il portait un complet à carreaux d’assez mauvais goût, dans les tons champagne, et une chemise bleu foncé à col ouvert. Une énorme montre à bracelet d’acier alourdissait son poignet droit.
Le plus jeune des trois personnages avait néanmoins passé le cap de la soixantaine. Je le jugeai très beau avec sa chevelure grise, son teint bistre, son œil velouté, sa bouche charnue. On pressentait le voluptueux, le jouisseur. Il était mis avec élégance : blazer bleu marine, pantalon de flanelle grise, chemise bleu pâle, cravate à rayures bleues et noires. Un solitaire gros comme un testicule de mouton brillait à son auriculaire. Il devait être plus ou moins levantin, mais avec un max de discrétion. La classe !
Déboulant de l’ascenseur qui donnait directement dans la tour, je m’arrêtis, interdit, car je pensais trouver un seul homme.
Les trois personnages si différents m’examinaient avec attention, sans la moindre gêne, comme on examine l’objet ou l’animal dont on songe à se rendre acquéreur.
— Bonjour, messieurs, dis-je.
Et puis j’attendas.
Ils ne se pressaient pas. Et moi, un vrai nœud volant, je restai bras ballants devant le trio, sorte de pute proposée à l’appétit de mâles blasés, attendant leur bon vouloir, ce qui est source de complexes et vous flanque une gaucherie incoercible.
— Lequel de vous, messieurs, est le Big ? finis-je par questionner.
Le blond-blanc-massif grommela :
— NOUS sommes LE Big.
Etrange réponse à la vérité. C’était la première fois que j’entendais dire « Nous sommes le ».
Instantanément, je révisas toute ma conception du « Big Between ». Il ne s’agissait pas d’un homme, mais d’un triumvirat. Le superman était en réalité une organisation. Dès lors, je ne pigeais plus quelle succession j’étais en droit d’espérer. Remplacer un individu, oui. Remplacer une institution, impossible ! Alors quoi ? En faire simplement partie ? Là, il y avait fausse donne, ce n’était pas indiqué dans les conventions initiales. On avait parlé de moi comme d’un dauphin, pas comme d’un élément de plus. A moins que ces trois messieurs qui commençaient à être chenus n’eussent décidé de remettre leur fonds de commerce à un seul homme ? Mais quand je me voyais dans cet immense palais ruisselant de luxe, quand je mesurais le formidable agencement de cette institution occulte, je me rendais parfaitement compte que je ne faisais pas le poids. Le commissaire San-Antonio, au milieu de tout ça, c’était un peu beaucoup Ducon-la-Joie.
Enfin, le plus logique était d’attendre.
— Asseyez-vous ! m’invita le plus vieux.
Une chaise avait été disposée à égale distance de chacun des trois burlingues. J’y mis mon cul, croisis les jambes et m’efforcis de penser que je me trouvais chez le dentiste pour un plombage.
J’ignore lequel de ces messieurs enclencha le bastringue, toujours est-il que, brusquement, les vitres de la tour s’opacifièrent et que l’un des écrans s’anima. Je m’y vis, en gros plan, à la table du bistrot noir de la nationale 19, en train d’écluser mes deux boutanches de bourbon. Un vrai documentaire qui aurait pu s’intituler « San-Antonio dans ses œuvres ». Je me vis ensuite au Fort Alamo’s Motel, occupé à baiser la mère Herminia. Séquence délicate, assez attrayante je dois en conviendre. Je louchis sur mes trois hôtes. Ils restaient impavides. Après, j’eus droit à ma séance avec le shérif, à ma fuite… Je me retrouvas à San Antonio où j’estourbissais le gardien du chantier. Moi chez la pute ligotée, dormant à poings nommés. Après, on sautait à l’hôtel, avec les trois poulardins dans les cuisines. Et puis j’eus droit encore à un beau morcif de mister Mézigue chez les punks, se laissant gloutonner le pipeline par la môme Patti. La qualité de l’image était bonne bien que tout eût été filmé au téléobjectif par une caméra volante.
L’écran redevint mort. Les vitres s’éclaircirent. Je me demandais les motifs de cette projection. Les trois hommes avaient déjà dû contempler mes exploits. Pourquoi une séance collective ? Pour que je subisse la gêne de les voir me regarder baiser, boire et châtaigner des gens ?
— Vous possédez de grandes ressources, me complimenta le Levantin.
J’amorçai une courbette.
— Qu’attendez-vous de moi, au juste, messieurs ? leur demandai-je.
Chose curieuse, ils m’impressionnaient moins que Duck. Plus exactement, eux ne me fascinaient pas. Je comparaissais devant trois espèces de P.-D.G. dissemblables mais pugnaces. Avec eux, je n’avais pas envie d’obéir mais de traiter.
— Un sang neuf ! me répondit le plus vieux.
Un pingouin ! Voilà, il me faisait penser à un pingouin ; machinalement, je regardais sous son bureau pour voir s’il portait des souliers jaunes. Non : ils étaient noirs.