Ça ne l’a pas empêchée de crier sa joie de vivre. Elle beuglait comme quoi c’était good, mais goooooood ! Moi je disais rien, fallait assurer la prise, la maintenir tout en la vergeant cosaque, la demoiselle.
Sous la douche, c’était purement féerique. Ma savonnette avait lâché prise, fatal. Le côté con du savon, c’est qu’il fond au contact de l’eau. Popaul, lui, il fondait à celui des super-miches de Tina. J’aurais peut-être dû lui faire un paquet cadeau. Mais j’ai pas pu.
Quand elle a appelé madame sa mother pour le grand spasme de fin de section, j’ai tout largué et elle est allée embrasser le carrelage. Ça lui a pété le nose, Mam’selle Tina. Elle raisinait de la gueule. Je me suis excusé. Elle a même pas entendu. Elle croyait qu’elle était la sœur de E.T. et cherchait une cabine téléphonique pour demander à son frère de venir la chercher.
Une copine de Tina entra dans ma piaule, tenant un instrument chromé à la main.
— Baissez votre tête ! m’enjoignit-elle.
Cric-crac, elle m’ôta le collier.
— Maintenant, venez !
Nous gagnâmes la Tour. Je m’attendais à y retrouver les Pieds-Nickelés, mais à leur place, il y avait Duck et la fille brune. J’eus du mal à déglutir. Plus de mal encore à saluer. J’espéras des présentations, il n’y en eut pas. La fille portait un pantalon de lin bis, léger, un chemisier blanc. Elle avait autour du cou une chaîne d’où pendait une petite croix en brillants. Son parfum délicat courut rejoindre l’amas de nostalgies que j’accumulais dans mon cœur car comme l’a dit Pierre Larousse qui amasse mousse, dans ses pages rosses, « après l’amour, l’animal est triste ».
Elle me désigna un siège où je pris place, ce qui me contraignit à lui tourner le dos. Les vitres du look-out s’opacifièrent, comme à ma première visite. Un écran s’alluma. La photo d’un homme politique de l’Est s’inscrivit en plan américain, ce qui était un comble !
— Vous connaissez ? demanda la fille brune.
Sa voix musicale plongea dans mes bourses, via le conduit auditif, s’y installa.
— C’est le général Glavoski, du Politburo, répondis-je d’une voix qui ressemblait à trois œufs cassés dans du beurre chaud.
— En effet.
Elle bitougna un contacteur. Système visionneur pour diapos. Le portrait du massif général Glavoski laissa place à une deuxième photo qui, elle, représentait une dame assez vioque et très dodue. Cette personne possédait un nez camard, une bouche lippue, des bajoues flasques et un œil étonnamment vicelard bien que très clair. Ses cheveux mal teints révélaient côté racines leur couleur grise.
— Vous connaissez ? réitéra la sublime.
— Non.
— C’est la femme du général.
— Pauvre général !
Ma boutade ne la fit même pas sourire.
— Regardez-la bien ! m’intima la jeune femme.
— Il y a des visages de femmes qui me fascinent bien davantage, lui virgulai-je avec un air d’en avoir cent.
— Etudiez celui-ci car vous allez devoir le recon-naître.
— Ah ! bon.
Redevenant professionnel, je consacrai toute mon attention « technique » à la grosse vachasse. Au bout d’un moment, je fus certain de pouvoir la retapisser sur la place Saint-Pierre, à Rome, un matin de Pâques.
— Voilà, c’est enregistré.
Elle éteignit l’écran et redonna à l’éclatante lumière extérieure « droit de cité ».
— Vous allez être chargé d’une mission délicate, commissaire San-Antonio.
— Ne suis-je pas là pour ça ?
— La générale Glavoski se trouve présentement en Roumanie où, pendant quinze jours encore, elle suivra une cure de « rajeunissement ».
— Voilà de l’argent bien investi, ricanai-je.
Mon interlocutrice reprit :
— C’est une femme dotée d’un gros appétit sexuel, qui passe pour avoir eu de nombreuses aventures.
— Eh bien, je pense que, nonobstant cet appétit, elle devrait quitter la table, à moins que la cure roumaine ne soit vraiment miraculeuse !
— Ses débordements ont gâché la vie de son époux, car Glavoski l’adore.
— Je connais des tas d’hommes qui se gavent de gras-double.
Duck eut un léger sourire. Il se tenait à l’écart, muet, nous observant sans en avoir l’air, la fille et moi. On eût dit un vieux comédien, professeur au Conservatoire, faisant « passer une audition » à un couple de jeunes acteurs. Nous jouions la scène de départ dans Mission sans retour… Il devait nous juger et mentalement nous noter, sans doute.
— Voilà en quoi consiste votre travail, trancha l’admirable créature.
Son regard était vert, avec des petites bulles d’ambre. Elle sentait bon et j’aurais découpé la tour Eiffel au chalumeau oxhydrique pour obtenir un seul baiser d’elle, mais un vrai, avec respiration cutanée et points d’ancrage libres.
— … Vous allez partir pour la Roumanie, entrer en contact avec la générale, la séduire, l’enlever, la mettre à l’abri ; ensuite vous irez trouver son mari à Moscou et vous lui proposerez de lui échanger son épouse contre la Partition Thanatos.
— Sympa, fis-je.
Elle poursuivit :
— Natacha Glavoski est étroitement surveillée par deux femmes de la police secrète attachée à sa personne ; ces deux personnes constituent sa garde rapprochée, mais des agents soviétiques grouillent autour d’elle. Donc, votre mission va être périlleuse. Par ailleurs, si vous réussissiez la première phase, il se peut fort bien que le général vous fasse arrêter et « interroger » lorsque vous prendrez contact avec lui. C’est un grand amoureux, mais également un homme de devoir, ce qui ne facilitera pas les transactions. Si toutefois vous parveniez à les mener à bien, vous devrez nous remettre la Partition Thanatos avant de lui rendre sa femme. Vous avez bien compris ?
— Je peux vous poser une question, miss ?
— Je vous écoute ?
— En admettant que j’aie des loisirs pendant ma mission et que le sol soit argileux, croyez-vous que je pourrais faire de la poterie ?
Elle reste sans voix. Choquée par mon humour particulièrement particulier. Duck, au contraire, se marre silencieusement : un grand sourire tout en dents qui ressemble à celui d’un crocodile chatouillé.
Il prend enfin la parole.
— Arrivé à l’Est, déclare-t-il, vous n’aurez plus aucun contact direct avec nous ; cependant, nous tenterons de vous assister chaque fois que nous jugerons la chose possible, mais n’y comptez pas trop.
Il prend dans un tiroir une pochette de plastique rebondie et me la tend.
— Vous trouverez là-dedans tout ce qui vous est nécessaire : titres de voyage, réservations d’hôtel, faux papiers, renseignements détaillés concernant les Glavoski et leur entourage. Il conviendra de détruire ces deux derniers documents avant d’arriver en Rou-ma-nie bien entendu.
— Supposons que je réussisse, monsieur Duck, que devrai-je faire ensuite ?
Il caresse lentement ses beaux favoris grisonnants.
— Ne vous préoccupez pas de cela, commissaire, nous vous le dirons en temps utile.
Ça fait tout biscornu d’être traité en novice après qu’on soit devenu l’illustre San-A.
Le retour à la maternelle, c’est chouette un moment, tout homme a besoin du cocon, surtout quand il mène sa vie à cent à l’heure.
Seulement y a cocon et cocon.
Y a cocon comme la lune, aussi.