Le président qui fatiguait de ne plus tenir le crachoir, fit un arrêt de volée, se saisit de la converse et monta à l’essai.
— Vous allez être abasourdis par ce qui va suivre, messieurs, assura-t-il.
Il parlait en s’adressant à moi car il détestait le Vieux. Ils avaient appartenu jadis à une même association de droite où leurs relations n’avaient pas été fumantes, Achille représentant dans ce groupement un élément modéré. Les hommes, sans cesse aux prises avec le présent, doivent également compter avec le passé ; il leur restitue souvent des merveilles dont ils croient — qu’elles existèrent, mais leur apporte en revanche de redoutables embûches (de Noël). Parvenues à l’autre bout de leur destin, ces deux inimitiés flottaient dans un statu quo basé sur une volonté d’oubli et un sens obscur du renoncement. Ils continuaient de se détester sans avoir l’air d’y toucher, nullement apaisés par l’âge et la réussite, et noyaient dans une indifférence ostentatoire leur ressentiment qui pourtant ne demandait qu’à flotter.
Le président poursuivit, sa lèvre supérieure en auvent sur ses paroles :
— C’est proprement sidérant et si je n’avais eu une confiance totale en monsieur… (Du menton il désigna (donc honora) le mec au naze écrasé.) Si je ne connaissais le sérieux, la rigueur…
Il en balança un paquet. Logiquement, son fumant baratin aurait dû se conclure par une prise d’armes, avec décoration du gazier sur le front des troupes. Mais ses louanges glissaient sur le crâne plat du gus comme le contenu d’une vessie sur l’ardoise verticale d’une pissotière. Il attendait que l’Illustre se tût. La chose fut longue à venir mais se produisit. L’autre prit aussitôt le relais :
— Le Big est entré en contact avec nous, voici deux ans. (Il ne précisa point qui étaient ces « nous » comme s’il était évident que nous le sussions.) Curieuse démarche, en vérité, continua l’étranger. Imaginez que Superman, que Fantômas baignaient soudain dans un éclairage humain. Savez-vous ce qu’il se mettait à chercher ? Je vous le donne en mille, messieurs : un successeur. Vous m’avez bien entendu : un successeur !
« Il déclarait qu’il était vieillissant, qu’il avait mis sur pied un empire secret et qu’il trouvait stupide de le laisser s’écrouler quand il se retirerait. Alors il entendait se choisir un dauphin, le former à son image, l’initier, voilà le véritable mot : l’i-ni-tier. Il n’avait personne dans sa formidable équipe dûment cloisonnée, capable d’assumer la relève. Alors il nous demandait si nous disposions véritablement de gars d’élite, de types hors du commun. Bref, si nous avions dans nos rangs de la graine de superman, disons-le.
« Pour nous, c’était l’aubaine. On s’est réunis en conclave. On a passé au crible nos effectifs et fait un premier choix. Nous avons sélectionné les trois meilleurs éléments de nos troupes. Des terribles, des garçons capables de tout ayant fourni des preuves de leur courage, de leur intelligence, de leur compétence. Le Big les a pris à l’essai. Trois semaines plus tard, l’un s’était fait tuer dans un coup de main, l’autre avait la colonne vertébrale cassée et il nous renvoyait le troisième en alléguant que c’était de la crème de navet ! Dur dur !
« Quelques mois se sont écoulés, le Big a repris contact avec nous. Il a déclaré très exactement ceci : « J’ai entendu parler d’un flic français nommé San-Antonio. Si j’en crois son curriculum, il possède certaines des qualités nécessaires à mon remplaçant. Reste à savoir s’il peut acquérir celles qui lui manquent. Arrangez-moi le coup avec ce type. Serait-il partant pour tenter l’aventure ?
Il y eut un silence. Le binoclard but une gorgée de Haut-Brion qui n’éblouit pas ses papilles de con.
— J’ai parlé de cette proposition à votre président. Je lui laisse la parole.
Il n’attendait que ça pour placer sa botte secrète, l’Illustre.
— Mon cher Antonio, je suis extrêmement sensible à une telle requête qui prouve que la Police française, compte tenu des…
Il y allait féroce dans la dégoulinanche tricolore, s’arrangeant d’instinct pour se draper dans les plis de ma réputation. Là, il le disait franchement que c’était lui qui, dans le sinistre héritage qu’on lui avait laissé, avait repéré l’être d’élite que je suis, lui avait fourni les moyens de s’accomplir, de prouver l’étendue de ses dons.
Je t’épargne…
Le Vieux raunait comme un lion auquel sa fumelle fait du contrecarre. La jactance, c’est son tapin, à cet homme. Les grandes cocarderies, les trémolos, il en est le Von Karajan ! Bon, il admettait : président de la République, y a pas mèche de lutter. Mais taire sa gueule en plein, que non ! Il voulait pas. Ça lui remontait dans la gorge en flot aigre et tumultueux. Achille, premier des Français ou bien dernier, il admettait pas qu’on lui supprime son temps de parole ! Il était noble dans son genre. Sang bleu intransfusable à jamais !
Il a profité d’une légère quinte de toux de l’Illustre qui s’était coincé un subjonctif du troisième groupe dans la glotte. Le président voulait placer un « que nous moulussions » vachement chié, quand ses salivaires ont flanché. Cris et toussotements ! T’aurais vu cette pointe de vitesse du Vieux. En trombe (d’Eustache).
— Puis-je me permettre de vous faire observer, monsieur le président, que le commissaire San-Antonio est le fleuron de la Police française, que, par conséquent, il lui est nécessaire, voire, j’ose l’affirmer, indispensable, et qu’il serait indigne d’un fonctionnaire de sa qualité d’aller faire je ne sais quel louche apprentissage auprès d’un personnage fumeux dont on entretient le mystère à plaisir ! Ce Big Between que, malgré votre sens de la dignité vous surnommez Grosse Bitoune, ce qui est plaisant j’en conviens, n’aurait donc qu’un claquement de doigts à faire pour que nous lui dépêchions la plus sûre valeur de nos effectifs ? Et à l’essai, je le souligne ! San-Antonio qui est un maître dans son métier, deviendrait alors le disciple, le porte-coton d’un Fantômas nouvelle manière ? Je ris, monsieur le président ! Je ris !
Il montrait ses dents en effet, le Dabe, mais cela ressemblait davantage à un rictus de carnassier en colère qu’à une manifestation de joie.
— Eh bien ! riez, mon cher directeur ! Riez ! riposta l’Admirable de sa voix farineuse.
Ils s’affrontèrent du regard aussi tendrement que le font, lorsqu’ils se trouvent nez à nez, une mangouste et un serpent. Chacun cherchant sur son vis-à-vis le point idéal où lui porter l’estocade.
L’homme au nez en poignée de main (de boxeurs) crut judicieux d’intervenir. Ce l’était.
— Je conçois vos objections, monsieur le directeur, mais il faut se placer à un niveau supérieur et ne considérer que la finalité des choses. Le B.B. est devenu pour les nations occidentales un instrument très important ; or nous vivons une époque où chaque avantage compte. Si le commissaire est l’homme idéal pour succéder au Big, il doit tenter sa chance. Il faut savoir faire taire toutes les considérations quand l’enjeu est d’une telle ampleur.
Il vida son godet cul sec, kif un Coca.
— Vous semblez considérer comme une déchéance que votre adjoint s’initie aux méthodes du B.B. ; en fait il s’agit d’une formidable promotion. Si, au bout de la période probatoire, il est sacré successeur du Big, il devient une espèce de force internationale avec laquelle composeront les gouvernements. Puisque vous mettez en avant l’honneur de la France, je peux vous dire que ce serait là, pour elle, une consécration.