Curieux, comme tout un chacun s’applique à nous aider sans se manifester, presque en nous faisant la gueule. J’ai l’impression qu’on les dérange, tous. Ils sont payés pour nous prêter main-forte, mais ils ne s’intéressent absolument pas à nous. Ils font les gestes indispensables en s’abstenant de parler. Parler, c’est une démarche personnelle. Eux ne s’engagent pas. Moins ils se manifesteront, plus ils resteront en dehors du problème.
La grosse voiture démarre et va chercher la route pour Istanbul.
Une colline d’où l’on jouit d’une vulve fabuleuse sur l’un des plus beaux panoramas du monde. Après Venise et avant Rio, il y a cela, ces deux mers réunies par un détroit, ces mosquées aux dômes magiques…
Notre conducteur nous fait signe de descendre.
Bon.
Il s’en va.
O.K.
Nous demeurons sous la voûte céleste constellée d’étoiles plus brillantes qu’ailleurs. Un banc de pierre. Comme personne ne se présente, on s’assoit. La nuit a d’étranges touffeurs, des exhalaisons de jasmin…
Nous matons, un peu ahuris par nos pérégrinations, le paysage fameux qui s’offre et semble se renouveler constamment, à chaque battement de nos cils, tant il est beau.
Du temps s’écoule. Natacha grelotte. M’est avis qu’il faudrait foutre quelques giclées d’antibiotique dans son gros cul. A son âge et avec sa corpulence, c’est mauvais, les refroidissements négligés.
Une voiture survient. A l’intérieur, j’aperçois un jeune couple. Elle passe sans ralentir. Quelque part, dans les arbustes agrippés au flanc de la colline, un oiseau nocturne lance une note mélanco.
Babouchka demande :
— Où sommes-nous ?
— Istanbul, réponds-je, qu’à quoi bon la chambrer en lui faisant accroire qu’il s’agit de Varna ou de Conflans-Sainte-Honorine ?
Elle a une exclamation.
— Mais c’est à l’Ouest, ça ?
— Ja.
— Gut ! Gut !
Tu parles : elle allait pas rater une occase de balancer son « gut ». Ça faisait un bout de temps qu’elle ne me le sortait plus.
Elle a un geste de petite fille pour me prendre la main. Chère vieille Juliette écroulaga devant son téméraire Roméo !
Et c’est vrai, ça. J’ai enlevé la générale Glavoski. Je l’ai arrachée au bastion rouge ! Pas tout seul, certes, la croisière avait été minutieusement organisée, mais enfin elle est là, à mon côté : heureuse. Malade, mais heureuse…
Une nouvelle auto gravit la route sinueuse. Ses phares balaient la nuit. Elle stoppe devant nous.
— Montez vite ! intime une voix féminine.
Je ne me le fais pas dire. La tuture est une caisse amerloque.
— Couchez-vous dans le fond ! continue la conductrice.
J’obtempère. Mon exemple indique à Babouchka ce qu’elle doit faire. Consentante à tout, elle s’accroupit près de moi.
Fouette, cochère !
Porte, cochère !
Il faut cocher la cochère.
Ou la coucher ?
Ou l’accoucher ?
Etc.
L’art de tromper le temps et d’oublier les mauvaises positions.
Un bruit de castagnettes. C’est mamie Glavoski qui claque des dents. Olé ! Olé !
La conductrice drive net, sans bavures. On descend… On franchit un pont interminable. J’entends le « vzom ! vzom ! » de chaque balustre sur notre passage.
Et puis une route dégagée… Et puis une côte. Et puis on tourne. Et puis on stoppe. Et puis ça y est !
La conductrice quitte son siège et dépone à l’arrière. Je me dresse. Un coup au guignol en reconnaissant la fille de l’île du Big Between ! La fabuleuse ! Celle qui m’arrache l’aorte, qui me dégoupille les glandes, qui hante mes jours et mes nuits.
Je reste debout devant elle, ébloui, éperdu, émerveillé, étout-ce-que-tu-voudras ! Elle porte un ensemble de cuir noir, très moulant. C’est moi qui démoule, pour lors !
— Vous ! m’écrié-je, comme dans cette pièce de patronage que tu avais beaucoup aimée, où l’on voyait le marquis de Fumsaidube découvrant sa femme nue dans les bras d’un manchot.
Elle a une courte inclinaison de tête en guise de salut.
— Aidez-la à descendre et installez-la dans la maison !
Puis elle va fermer un portail de bois plein.
La maison est neuve, moderne, de dimensions plutôt raisonnables. Un serviteur extrêmement turc pour son âge, nous accueille et, sans un mot, afin de rester dans la ligne des participants à l’évasion de Mémère, nous conduit jusqu’à un appartement très gai et confortable, composé de deux chambres contiguës et d’une salle de bains.
Je conseille à ma conquête de se zoner. Plus elle dormira, mieux nous nous porterons, elle et moi. En fait, je n’ai qu’une idée en tête et en culotte : rejoindre dard-dard l’époustouflante fille, objet de mes tourments.
Je la retrouve au salon où elle vient de se faire servir du café. Une seconde tasse vide posée sur la table basse me laisse espérer qu’elle m’attendait.
— Puis-je ? demandé-je en désignant le fauteuil faisant face au sien.
— Naturellement.
Le silence qui suit est mélodieux comme du Vivaldi. J’écoute l’hymne à l’amour qui s’élève de mon âme. Ce qu’elle joue bien, celle-là ! Je ne lui croyais pas un tel talent ! Je voudrais faire partager cette musique céleste à ma compagne. Mais son regard hermétique condamne tout épanchement. Je dois me rendre à l’évidence, si cruelle soit-elle : je ne suis pas son genre ! Oui, il faut convenir de la terrible réalité : avec cette créature d’exception, Sana, le séducteur, se ramasse comme un con. Il fait un bide, le Casanova des comptoirs ! On joue ceinture ! Son charme est inopérant. Ses langourances guère plus efficaces qu’un godemiché sur la statue de Diane. J’ai beau y aller de la prunelle, chiquer les Werther, Jocelyn, Roméo ! En voiture ! Il n’y a pas de correspondante au numéro que je sollicite.
— Jusqu’à présent, tout a parfaitement fonctionné, déclare-t-elle.
Je lève la main et fais claquer mes doigts, comme à la maternelle pour « pipi, m’dame ! ».
— Vous désirez ? s’interrompt-elle.
— Pour penser à vous, ce que je fais au moins vingt-cinq heures sur vingt-quatre, j’emploie des qualificatifs fantaisistes. Je vous nomme « la Sublime », « la Fabuleuse brune », « l’objet de mes rêves » et autres appellations du même style. Pourrais-je connaître votre prénom ? Même si vous m’en donnez un faux, il me permettra de structurer ma pensée, comprenez-vous ? Je ne puis demeurer plus longtemps dans le vague, fût-il vague à l’âme.
Elle ne réagit pas.
Elle laisse tomber brièvement :
— Je me prénomme Carson.
— Comme Carson Mac Cullers, la romancière !
— Carson, comme moi ! rectifie-t-elle.
Et, balayant la parenthèse d’un froncement de narines, elle reprend :
— A présent, reste la seconde partie de l’opération : les transactions avec le général Glavoski.
— C’est vraiment moi qui dois m’en charger ?
— Je vous l’ai moi-même précisé. Vous n’êtes plus d’accord ?
— Si, bien sûr, mais, réflexion faite, je trouve que c’est risqué.
— Pour vous ?
— Pour moi, évidemment, mais là n’est pas le problème du Big Between ; c’est risqué surtout pour la réussite du plan. Supposez qu’au lieu de traiter avec moi, le cocu de général me fasse embastiller et interroger par ses services… Vous n’ignorez pas que les Soviétiques ont un outillage extrêmement sophistiqué pour obtenir des confidences. Le sérum de vérité c’est de la grenadine pour leurs spécialistes. Je ne suis pas immunisé contre leurs produits-à-rendre-loquace. Je peux cracher le morceau.