— Ces messieurs ont besoin de vous, lui dis-je.
Elle n’en croit rien, bien sûr, mais comme je viens d’ouvrir la boîte noire, elle n’insiste pas.
Entre au salon.
Regarde la scène touchante des deux chérubins inanimés et qui n’ont plus d’âme pour l’instant, alors que le premier objet, hein ? Bon.
Dans le coffret, je trouve une autre boîte noire de la dimension d’un étui-réclame de cinq cigarettes, comme on t’en distribue lors des promotions sur les plages ou à la sortie des cinoches. Je l’examine. Ses parois sont contractables. Une première pression fait sortir une aiguille infiniment fine de l’appareil. Une seconde propulse une ou deux gouttes d’un liquide brun. Une troisième fait rentrer l’aiguille.
— Vous connaissez ce gadget ? demandé-je à l’interprète.
Elle est belle joueuse. Pas d’atermoiements, de salades plus ou moins frisées, de berlues pas fraîches.
— C’est un déconnecteur de volonté.
— J’imaginais une chose de ce genre, lui assuré-je. Et parce que je l’imaginais, comme vous pouvez le constater, j’ai pris les devants.
Là-dessus, je lui aligne une manchette spéciale Big Between. Au milieu des reins. La vilaine mademoiselle s’écroule sans insister.
Satisfait, j’abandonne le trio pour redescendre dans les appartements d’apparat.
Son Excellence Alexandre-Benoît Bérurier pérore au milieu d’un groupe de diplomates internationaux. Elle raconte des histoires belges, Son Excellence. Elle est équipée d’un interprète mâle, du genre étudiant à lunettes, échappé d’un roman de Dostoïevski.
Elle dit, Son Excellence :
— V’savez-t-il-t’il pourquoi tous les coiffeurs belges viennent de débarquer en France ?
Un temps, il parcourt l’assistance de son regard radieux, couleur de rubis.
— C’est parce qu’ils ont appris que la France va bientôt friser les trois millions de chômeurs !
Il rit le premier. L’interprète mélancolique traduit, sans joie. Quelques sourires polis saluent la blague.
Alors, Son Excellence passe la vitesse supérieure.
— J’vas vous en raconter un’ aut’. C’t’un Belgium qui rent’ chez lui à son domicile. Y tient une affreuse merde dégoulinante à la main, et y dit à sa bonne femme : « Regarde un peu dans quoi j’ai failli marcher ! »
Cette fois, il se ramasse vilain, l’artiste. Personne ne sourit ; soit que l’interprète ait mal traduit, soit que l’aspect scatologique de l’historiette ne séduise pas le corps diplomatique.
L’Excellence se vesque.
— J’voudrais pas vous chicaner, gentelmants, mais vous aut’, l’sens d’l’humour, connais pas, hein ?
Elle hausse ses puissantes épaules.
— Tiens, vous m’courez su’ la prostate, tous ! J’vas aller réclamer un rabe d’Volga au poiv’…
M’apercevant, le ministre déclare :
— Y sont cons comme des balais et m’foutent la gerbe. Faut qu’j’trouv’ un embrasement d’fenêt’ pour y aller d’une p’tite fusée discrète. C’est leur borche qui m’fait beurg…
Je l’abandonne à ses problèmes de trop-plein, lesquels me paraissent en bonne voie de solution et pars à la recherche du général Glavoski. Ma détermination est hallucinante. Jamais dans ma garce de carrière, je ne me suis senti à ce point implacable.
Le cocu en uniforme s’entretient avec l’ambassadeur de France, à deux pas du président, lequel, érudit comme un fou, disserte sur l’influence de Gogol dans la pharmacopée ; comme quoi, le Goménol, par exemple, tire son appellation du patronyme de l’auteur des Ames mortes.
Ma pomme, tu sais quoi ?
J’assure l’appareil en main, tu sais, le petit déconnecteur de volonté.
En presse le flanc.
L’aiguille jaillit.
Paré. Je vais me placer derrière le général Glavoski. Et « tchac » ! Dans les miches.
J’agis si vite que l’intéressé n’a pas le temps d’éprouver une douleur. Et puis l’aiguille est si fine ! En outre, le cul n’est pas le siège de la souffrance ! Quel est le dégueulasse qui vient de crier « Bien au contraire ? ». C’est malin !
Il se retourne cependant, m’avise et marque la même surprise que l’interprète quand je suis sorti du salon.
— Tout va bien, général, lui dis-je avec un radieux sourire comme sur la pub pour la constipation, montrant le visage reconnaissant du mec retour des gogues (mot également dérivé de Gogol).
Il a un léger flottement. Puis son visage se détend. Il oublie l’ambassadeur de France resté en carafe. Le diplomate devient voltigeur comme on dit à la régie des tabacs, et vexé, se casse en direction du Secrétaire général du Parti pour lui demander la date des élections libres et si le Front National soviétique l’inquiète, tout ça…
Une transformation s’opère, à vue d’œil, dans la personne de Glavoski. Il perd sa morgue hautaine, son œil en double poinçon. Sa frite s’humanise enfin.
— Alors, vous allez me rendre ma Natacha ? il bredouille.
— Je suis venu pour ça, Glavo, le rassuré-je.
— N’est-ce pas qu’elle est merveilleuse ?
— Plus encore : fabuleuse. Elle vous adore.
— Vraiment ?
— Comme si vous ne le saviez pas.
Il me prend le bras et soupire :
— Vous êtes gentil. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Trois fois rien, simplement me remettre la Par-ti-tion Thanatos.
Et voilà. Comme ça, peinardos, en plein Kremlin. Au milieu de tous les dignitaires du pays.
Le général réfléchit.
— Demain, dit-il, promis.
— Non, mon cher : tout de suite. Vous devez faire ça pour Natacha, par amour pour elle.
Nouveau temps de réflexion de mon terlocuteur.
— Ça ne va pas être facile.
— Pourquoi ?
— La cassette se trouve dans le coffre Illovitch de la chambre forte ; je ne peux, tout seul, en demander l’ouverture. Nous devons être au moins trois membres du Politburo.
— Qui surveille la chambre forte ?
— Une garde spéciale d’élite.
— Combien d’éléments ?
— Six hommes en permanence.
— L’ouverture du coffre ?
— Un spécialiste qui obtient la combinaison en se mettant en liaison avec le centre de surveillance ; cette combinaison change automatiquement toutes les heures et le décodeur ne fonctionne que si trois membres du Politburo apposent leurs empreintes digitales sur une touche magnétique.
Tu sais ce que c’est quand tu te sens brusquement assailli par la grippe ? La tête lourde, la gorge cuisante, des frissons dans les membres et la fièvre qui monte le thermostat d’ambiance de ta foutue carcasse. Eh bien, je ressens un truc de ce genre en ce moment. Comment pourrai-je accéder à ce foutu coffiot ? Si près du but, la couille ! Merde ! Merde ! Meeeeerde !
— Demain, je…
Oh ! sa gueule à ce grand cornard ! Demain, il aura probablement récupéré. Demain sera un autre jour.
— Il y a d’autres membres du Politburo dans cette pièce, je suppose ?
— Naturellement.
— Au moins deux ?
Glavoski parcourt l’immense salon du regard.
— Beaucoup plus.
— Désignez-m’en deux !
Il obtempère, docile comme un chien d’aveugle, tout doux, presque tendre… Dis-moi, il dure combien de temps l’effet du neutraliseur ?
— Ce petit homme chauve, assez gros, là-bas, sous le tableau représentant le passage de la Berezina par cette ordure de Napoléon.