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— On est bien d’accord, Julie ?

« M’en fous, j’ai rien écouté. »

Il insiste :

— Vous me promettez d’y réfléchir ? C’est dans votre intérêt que je dis ça…

« Ben voyons. »

Je n’ai même pas répondu. Je me suis levée et j’ai quitté son bureau. Géraldine m’attendait :

— Alors ? Comment ça s’est passé ? Il t’a gardée un bon moment.

— Super bien. Il me trouve géniale et il a décidé de me donner 30 % d’augmentation.

Géraldine s’est figée. Elle est devenue aussi écarlate que si elle avait avalé d’un coup un grand bol de chocolat brûlant, cuillère comprise. Quand on dit que quelqu’un est en train de bouillir, on doit parler de cet état-là. Je n’ai pas eu le temps de lui dire que je blaguais. Elle s’est précipitée vers le bureau de Mortagne en hurlant. Elle n’a pas frappé — enfin pas à la porte. Elle est entrée. Il y a eu du vacarme et des beuglements. Au bruit, je pense qu’elle s’est jetée sur lui par-dessus son bureau. Je crois qu’elle a tout renversé. Mortagne a juste crié :

— Mais qu’est-ce qui vous prend ?

A suivi le son retentissant d’une baffe comme je n’en avais jamais entendu. Une claque de bûcheron à vous assommer un bœuf. Puis plus rien. Géraldine a fini par ressortir, un peu débraillée mais soulagée. Dans l’agence, le temps était suspendu. Je me suis demandé si Mortagne était toujours vivant. Je n’ai pas voulu aller voir. J’ai préféré l’imaginer, inconscient, la joue cramoisie et la tête en biais, explosé dans son fauteuil comme un mannequin de la Sécurité routière après un impact à 130 km/h contre un container rempli de fers à repasser. Pour la première fois, un calme harmonieux a flotté dans nos locaux. Quelque chose a changé ce jour-là, à l’agence et en moi.

11

J’aime bien rendre visite à Xavier. Cela faisait un bon moment que je ne l’avais pas fait. Son immeuble est mitoyen du mien, mais l’ambiance y est tout à fait différente. Nous, c’est un petit escalier, des appartements modestes, alors que lui, il a une gardienne, une grande cour avec des garages au fond et, au-delà, on aperçoit les peupliers du square. Xavier a toujours habité là, dans l’appartement de ses parents. Quand il était en retard à l’école, il escaladait les toits des garages, traversait le petit jardin public et arrivait directement au préau par le trou dans le grillage. On a souvent joué ensemble. Aussi loin que je m’en souvienne, c’était lui le grand costaud de notre bande. Un mec réglo, pas d’histoires, la moyenne partout, quelques copines. Tranquillement, il a fait son petit bonhomme de chemin, jusqu’à l’échec à l’armée. On n’a pas su pourquoi. Il n’a jamais voulu en parler. Pourtant, il a la réputation d’avoir de l’or dans les mains. Dans le quartier, dès qu’il faut souder, sitôt qu’on a besoin d’un expert en chalumeau, en métal ou en tuyau de cuivre, c’est Xavier qu’on va chercher. Il a un bon job dans une entreprise de plomberie industrielle. En quatre mois, il est devenu chef d’équipe, mais ça ne lui plaisait pas parce qu’il ne touchait plus au métal. Alors il a demandé à changer de poste. Il bosse de nuit sur des gros chantiers et, le reste du temps, il travaille sur son prototype.

Xavier, c’est une horloge. Tous les jours, été comme hiver, vous êtes certain de le trouver à son atelier à partir de 17 h 30. Au fond de la cour, il a acheté deux garages. Chaque jour, il ouvre les portes en grand et traîne son monstre mécanique dehors. Il a récupéré une vieille voiture dont seul le moteur était encore bon. Et puis il a tout repensé pour en faire un véhicule blindé à rendre jaloux le Président des États-Unis. Chaque pièce est une œuvre d’art. Les enfants viennent le voir, les voisins lui demandent où il en est. Si une petite dame a des problèmes de plomberie, elle l’appelle par sa fenêtre. Depuis que ses parents ont divorcé quand il avait dix-huit ans, je ne l’ai plus jamais vu prendre de vacances.

Aujourd’hui, comme prévu, je le trouve allongé sous son monstre de métal. Seules ses jambes dépassent.

— Xavier ?

Il se dégage.

— Salut Julie. Comment va ton poignet ?

— Mieux. C’est gentil. Et toi, ton bolide ?

— Je lui ai trouvé un nom : XAV-1. Xavier Armoured Vehicle One. Qu’est-ce que t’en dis ?

— Pas mal du tout. Tu avances comme tu veux ?

— J’adapte les suspensions. Avec mes modifs, XAV-1 pourra dévaler un chemin défoncé à pleine vitesse sans une seule secousse pour les passagers. Aucun constructeur n’a jamais réussi cet exploit. Il sera aussi beau qu’une Rolls et plus solide qu’un char. On ira faire un tour, si tu veux.

— J’y compte bien. Et quand penses-tu que XAV-1 sera opérationnel ?

Xavier a l’air tout heureux en m’entendant nommer son engin.

— D’ici deux mois. J’en vois le bout.

— Il faudra fêter ça.

— T’as raison. C’est toi qui lanceras la bouteille de champagne sur la calandre !

— Avec plaisir. Mais, en attendant ce grand jour, je suis passée te remercier de m’avoir sortie du pétrin hier.

— Normal. Tu l’as fait tellement souvent pour moi.

— J’ai aussi une question. Est-ce que tu crois que tu pourrais refaire une porte en tôle pour la boîte ?

— Aucun problème. Facile. Je te fais ça ce week-end si tu veux.

— Il n’y a pas urgence. De toute façon, je vais donner ma boîte au nouveau en attendant.

— Il pourra la garder. Pour toi, je vais faire une porte aux petits oignons.

— Ne te complique pas trop.

— Quand même. C’est la première fois que tu me demandes un coup de main métallique !

Heureux de rendre service, c’est tout lui. Je suis restée encore un peu. Je suis bien avec Xavier. Il y a quelque chose de rassurant à grandir près de ses copains d’enfance. On garde le lien avec le passé, on continue ensemble. Peu importe ce que l’on dit ou ce que l’on fait, on est toujours là.

On a parlé, il m’a montré ses suspensions, je n’ai rien compris mais j’ai bien aimé sa façon d’expliquer et son enthousiasme. Les gens sont beaux quand ils font ce qu’ils aiment. Je n’ai pas vu filer le temps et, lorsque j’ai regardé l’heure, il devenait urgent de rentrer. Il me restait à peine une demi-heure avant d’aller frapper chez mon charmant voisin. Après ma calamiteuse prestation de la veille, j’étais résolue à l’éblouir.

Je me suis plantée devant ma penderie et tout y est passé. J’ai même hésité à remettre la robe que j’avais achetée pour le mariage de Manon. Quelle image donner ? Simple et accessible ? Trop facile. Sophistiquée et, inaccessible ? N’importe quoi. À moins dix, il y en avait partout dans la chambre et le salon. J’ai opté pour un pantalon en lin et un joli chemisier brodé que je ne mets jamais parce qu’il ne se nettoie qu’à sec. À moins deux, j’étais devant le miroir de la salle de bains à retoucher ma coiffure. Mèche détachée ? Barrette ? Pendant ce temps-là, les chats, eux, n’hésitent pas. Ils font des chatons dans tous les buissons.

À 19 heures pile, je toque à sa porte. J’attends, à l’affût du moindre bruit. Rien. 19 h 01, je frappe à nouveau, plus fort. J’attends. Toujours rien. Il n’est pas là. Pire, il n’a pas trouvé le mot. Encore pire, il l’a trouvé mais il s’en fiche parce qu’il est parti coucher avec Géraldine. Au bout de quatre minutes, je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Mon plan pour le revoir a échoué. Je redescends vers le deuxième et, au moment où je vais ouvrir ma porte, une voix m’interpelle.