— Mademoiselle Tournelle !
Il monte les escaliers quatre à quatre. Il arrive sur mon palier.
— Je me doutais que vous seriez à l’heure. J’ai fait aussi vite que possible. Vous n’avez pas trouvé mon petit mot, glissé sous votre porte ?
À cette seconde, si j’avais été en train de passer un électrocardiogramme, il y aurait eu un grand trait en travers de l’écran.
— Non, je suis désolée. Je viens juste de rentrer.
Il tient son courrier à la main. Je vais rougir. Il ne faut pas, mais je vais rougir.
— C’est gentil pour votre boîte, dit-il, mais ce n’est pas la peine.
— J’y tiens.
— Alors j’accepte. On ne contrarie pas une jolie demoiselle.
Je vais rougir et clignoter.
— Vous savez, ajoute-t-il, on aurait dû échanger nos numéros de portable. On n’aurait pas été obligés de s’écrire, comme ça.
Je rougis, je vais clignoter et un de mes bras va se décrocher. J’éclate d’un rire cristallin, comme les gourdes qui n’ont pas compris la question ou qui ne veulent pas répondre.
— C’est vrai, dis-je. Mais vous devriez d’abord m’appeler Julie.
— Avec joie. Et moi, mes proches ont l’habitude de m’appeler Ric.
Il me tend la main :
— Enchanté, Julie.
Je lui tends ma main bandée.
— Très heureuse, Ric.
Il me prend délicatement les doigts. C’est merveilleux. On est là, tous les deux dans l’escalier, et on se rencontre enfin comme je l’avais voulu. On est devant ma porte. En pareille circonstance, théoriquement, je devrais l’inviter à boire un verre pour lui donner ma clé, mais mon appart est rempli de fringues étalées partout. Je crois même que ma culotte est sur l’évier. Il ne doit entrer sous aucun prétexte. S’il essaie, je vais être obligée de lui crever les yeux avec mes pouces. Il a l’air d’attendre. C’est un cauchemar. Qu’est-ce que je pourrais demander de bien stupide à Dieu pour me sortir de là ? Une secousse sismique serait idéale. Magnitude 3, s’il vous plaît. Pas trop forte mais bien flippante. Ric me prendrait dans ses bras, il m’emporterait hors de l’immeuble et, de là, il n’aurait aucune chance de voir ma culotte. On aiderait les gens en évitant les pots de fleurs qui tomberaient des fenêtres avec les vélos et les chiens. Ce serait bien.
Il n’y a pas eu de secousse. Et ce n’est pas Ric qui m’a sauvée, mais M. Poligny, le retraité du syndic, qui est arrivé en portant un paquet énorme. Avec une énergie suspecte, je me suis écriée :
— Laissez-moi vous aider ! Ça a l’air très lourd.
Ric s’est naturellement emparé du colis et nous sommes tous montés à l’étage du dessus. M. Poligny est rentré chez lui et, par un coup magistral, nous nous retrouvons désormais devant la porte de Ric. Je sors la clé de boîte de ma poche :
— Alors voilà… N’oubliez pas de changer l’étiquette, sinon je serai obligée de vous déranger tous les jours pour prendre mon courrier.
— Ce ne serait pas un problème.
Dites-moi franchement, je suis en train de clignoter là, non ? Je rigole encore. Quelle rigolarde, cette Julie. Il reprend :
— Je ne vous invite pas à prendre un verre parce que j’ai du travail. Mais on s’organisera ça un de ces jours, après le travail, vous voulez bien ?
« Et comment mon Ricou ! »
— Avec plaisir. Et vous travaillez dans quoi ? Si ce n’est pas indiscret…
— L’informatique. Je répare des unités déprogrammées, ce genre de choses. Et vous ?
— Dans une banque. Mais ce ne sont pas mes lingots que je compte. Je suis à l’agence du Crédit Commercial du Centre.
— Vraiment ? J’ai hésité à y ouvrir un compte. Puisque je viens d’arriver, je fais aussi le tour des banques. Ce serait drôle…
Réfléchis vite, Julie. S’il ouvre un compte, tu le verras souvent, tu sauras tout ce qu’il fait en surveillant ses opérations et, en plus, tu pourras te vanter d’avoir apporté un client. Réfléchis bien, Julie, de toutes ces raisons, une seule est honnête. Toutes les autres sont révoltantes.
— Si vous voulez, je vous donnerai des documents. Vous pourrez choisir.
Il approuve d’un mouvement de tête et dit :
— Je dois vous laisser. À une prochaine fois.
On va encore se séparer. On ne se connaît pas assez pour s’embrasser. On se connaît trop pour se serrer la main. Alors on reste comme deux manchots.
Une fois chez moi, je me suis rendu compte que l’on n’avait pas échangé nos numéros de portable. Malédiction ! Ce n’est pas grave. J’ai trouvé une idée imparable pour le revoir dès le lendemain.
12
J’ai passé chaque détail de mon plan au crible : il est parfait. Demain, samedi, je ne travaille que le matin. En rentrant, je passe voir Ric et je lui raconte que mon ordinateur est en panne. S’il est l’homme que je crois, il ne me laissera pas tomber. Mais, avant de savourer le plaisir de le voir se précipiter à mon secours, je dois d’abord mettre mon ordinateur hors service. Il ne faut pas que je fasse les choses à moitié. Même si je n’y connais absolument rien, je ne peux pas me contenter de désinstaller un logiciel. Il faut éviter qu’il puisse me sortir de l’impasse en cinq minutes. Les grands sauvetages doivent au minimum durer une heure. Sinon, il n’y a aucun romantisme, et c’est frustrant. Je suis donc décidée à employer les grands moyens, quitte à y passer la soirée. Du coup, plutôt que d’aller, comme prévu, dîner chez Sandra, j’ai prétexté un inexplicable mal de tête pour rester chez moi, à comploter toute seule pour saboter mon propre matériel.
Bien qu’ayant possédé de nombreux ordinateurs, je n’avais jamais eu l’occasion d’en démonter aucun. Aujourd’hui, j’en ai deux. Un gros que j’ai récupéré par le travail d’un copain, qui est sur mon bureau, et un portable qui me sert pour les messageries. Je ne suis pas une accro d’informatique. J’ai constaté que souvent, plus les gens s’y intéressent, plus ils sont déconnectés de la vie. C’est un bel outil mais qui peut conduire à des illusions, celle de savoir, celle d’avoir compris, et celle d’avoir des centaines d’amis. Pour moi, la vie se joue ailleurs que devant un clavier.
Je peux toujours faire la maligne et critiquer, mais l’informatique va au moins me servir à revoir Ric. L’idée est de cacher mon portable et de pleurer sur le sort de mon poste principal. C’est pour cela que j’ai un tournevis à la main et que l’arrière de mon PC est béant devant moi.
Je n’avais jamais vu l’intérieur d’un ordinateur. Toutes ces cartes couvertes de composants mystérieux… Un vrai labyrinthe à électrons. C’est ultra compact, rempli de petits bidules soudés les uns à côté des autres. Mon innocente victime se cache parmi eux. J’hésite, j’évalue, je suppute, et j’en choisis un petit rond, tout long, coincé près d’un microprocesseur et strié de jolis anneaux rouges et orange. Délicatement, je passe la lame du tournevis dessous et je le soulève. Il ne résiste pas longtemps. Une des pattes soudées s’arrache. Victoire ! À présent, comme le ferait la célèbre espionne JT, je vais tout remonter soigneusement, puis j’effacerai mes empreintes. Ensuite, s’il n’est pas trop tard et que ça ne risque pas de déranger les voisins, j’éclaterai d’un rire démoniaque dans mon deux pièces.
Il m’a fallu plus d’une heure pour tout refermer. J’avais bêtement mélangé toutes les vis, et l’une d’entre elles était tombée. Sans doute une amie du composant électronique que j’ai abîmé qui a voulu me faire payer ce crime. J’ai eu du mal à la retrouver. Ensuite, je suis passée à la phase deux de mon plan diabolique : rendre mon appartement irrésistible pour qu’il s’y sente bien.