Je ne reçois pas beaucoup et, le plus souvent, ce sont des copines ou des copains qui ne sont pas très regardants sur le ménage. Même si j’ai fait du vide après le départ de Didier, la dernière fois que j’ai tout briqué à fond, c’était pour la visite de mes parents en mai. C’est fou ce que tout se salit en trois mois. Après l’étape récurage, il a fallu revoir la déco. J’ai dû faire des choix pour tout. Je garde les photos de mes voyages au mur, mais je range mon nounours à l’abri des regards. Il s’appelle Toufoufou. Je lui fais un bisou, je lui demande pardon mais il va passer son samedi dans mon tiroir à sous-vêtements. Je range la vaisselle. Je fais les cent pas en observant tout avec les yeux d’un homme. Qu’est-ce que Ric va déduire de moi en découvrant mon intérieur ? Je mets les CD de jazz en évidence et je planque ceux d’Abba. Je vire le programme télé et je pose Les Raisins de la colère à la place. Je pense que même à la Maison Blanche ils ne font pas d’opérations de communication aussi poussées. J’ai nettoyé les deux médailles de natation gagnées en sixième. J’ai dégagé tous les bouquins qui parlent de maigrir mais pas ceux de cuisine. Maman dit que les hommes apprécient les femmes qui cuisinent. Dans la salle de bains — même si je ne sais pas ce qu’il pourrait aller y faire —, j’ai retiré la moitié des produits de soin sur l’étagère. Lorsque j’ai fini, je regarde l’appartement et je me dis que j’adorerais connaître la fille qui habite ici. Mon chez-moi n’a jamais été si propre et si rangé. Mais il est plus de 2 heures du matin. Je suis à la fois épuisée et contente. J’ai l’impression d’avoir passé la soirée avec lui. Cela faisait des mois que je n’avais pas fait quelque chose de sérieux pour quelqu’un. Soudain, mon esprit me place brutalement face à la réalité de la situation et la honte s’empare de moi : ce que j’ai fait pour Ric, ce soir, c’est orchestrer une mise en scène mensongère pour l’attirer à la maison. Je suis une horrible mystificatrice mais je m’en fous : demain, il sera là.
13
La matinée est passée super vite. D’habitude, le samedi est chargé, mais ce matin-là, sans doute à cause de l’ambiance estivale et de mon état, tout fut léger. Mortagne était absent « pour convenances personnelles » ; Géraldine tenait l’agence, radieuse. J’ai réussi à partir avec un quart d’heure d’avance et c’est d’un pas bondissant que je suis rentrée, prête à accomplir mon noir dessein.
En montant l’escalier, j’ai réajusté mon chemisier. J’ai respiré profondément, puis j’ai frappé chez Ric. Il y a eu du bruit et il a ouvert presque tout de suite.
— Bonjour, je suis désolée de vous déranger…
— … On a oublié de se donner nos portables.
— C’est vrai ! Mais je suis aussi passée voir si vous pourriez me rendre un petit service. Voilà, je suis très embêtée de vous demander ça, mais mon ordi est en panne et j’ai une présentation à rendre pour lundi. Est-ce que par hasard…
— Vous voulez que j’y jette un œil ? Pas de problème. Ça vous arrange maintenant ?
« Julie, tu devrais avoir honte d’abuser de la gentillesse de ce garçon. Le crime ne paie pas. Bien mal acquis ne profite jamais. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle est pétée. »
— Je ne veux pas abuser.
— Aucun souci. J’attrape mes clés et j’arrive.
Il disparaît chez lui et revient aussitôt, son trousseau à la main. Je lui demande :
— Vous n’avez pas besoin d’outils ?
J’ai peur d’avoir gaffé. Comment pourrais-je savoir qu’il va devoir tout démonter ? L’agent JT s’est peut-être grillé…
— Avant d’éplucher la carte mère, on va déjà voir ce qui se passe… Souvent, ce n’est pas grand-chose.
« Compte là-dessus, mon gars… »
Ma porte ouverte, je l’invite à entrer pour la première fois. J’essaie d’avoir l’air le plus naturel possible. Tout l’enjeu consiste à adopter une attitude détachée. Pour être dans le rôle, je tente de me convaincre que ce niveau de rangement est tout à fait habituel dans mon logis. Mais je n’y arrive pas. Ça doit être ça, la sincérité…
— Où est la bête ?
— À droite, dans la chambre, sur le bureau.
« Je t’en supplie, Toufoufou, ne dis pas un mot ou mon plan serait fichu ! »
Ric va directement à l’ordi. Il n’a regardé rien d’autre. Il se tape complètement de mes quatre heures de ménage. C’est bien les mecs, ça. J’aurais pu écrire « Épouse-moi » en gros sur le mur de l’entrée et « Arrache-moi mes vêtements » sur celui de la chambre, il ne l’aurait même pas remarqué.
Il commence par vérifier la prise. Toujours ses gestes précis. Il s’assoit sans hésiter, comme s’il était chez lui, et appuie sur le bouton de démarrage. Je m’approche.
— Comment vous êtes-vous rendu compte qu’il était en panne ?
— Hier soir, je travaillais sur ma présentation et tout à coup, plus rien. Il n’a pas voulu redémarrer.
« Et l’Oscar de la meilleure mytho est attribué à Julie Tournelle ! La salle entière se lève, je remercie le public et je pleure devant le milliard de téléspectateurs qui suit la cérémonie en direct. »
Ric attend de voir si « l’unité centrale », comme il dit, réagit. Il est calme. Je m’approche encore. Je fais celle qui s’intéresse à l’écran noir, mais je ne songe qu’à mon menton qui est à deux doigts de frôler son épaule. Il sent bon.
— Il a effectivement un problème, lâche-t-il en tentant une combinaison de touches bizarre sur le clavier.
« Un peu qu’il a un problème. Qu’est-ce que je suis contente ! Je ne dirai plus jamais de mal des ordinateurs. C’est formidable l’informatique, même en rade, ça réunit les gens. Et ça va durer des heures. Je suis si heureuse que mon ordi soit cramé. »
Je sens la chaleur de sa joue qui irradie sur la mienne. Il ne se rend pas compte que j’ai quasiment la tête posée sur son épaule. C’est trop bien les mecs, ça ne remarque rien.
Il tente une autre combinaison de touches. On dirait un enfant de quatre ans qui essaie maladroitement de jouer du Chopin sur un piano trop grand pour lui. Le problème, c’est qu’il réussit à faire une note. L’ordinateur démarre. Je me relève brutalement, stupéfaite que l’engin puisse fonctionner après mon charcutage.
« Mais c’est impossible ! J’ai moi-même arraché un composant pas plus tard qu’hier soir ! Je n’arrive pas à y croire… »
Je suis scandalisée, mais je ne peux rien dire. Ric commence à pianoter sur le clavier.
— Finalement, ce n’est pas grave, dit-il. Je pense que vous avez dû avoir un micro court-circuit et qu’il a planté. Il a l’air d’installer tout à fait normalement. Ce sera réglé dans cinq minutes.
La colère me dévaste, je suis folle de rage à l’intérieur. Je vais mettre le feu à cet ordinateur. Quand on veut qu’il marche, il plante, et quand on veut qu’il plante, il marche. C’est insupportable ! Il y a dix mille machins dans cet appareil et j’ai bousillé le seul qui ne servait à rien.
Pendant que j’essaie de me contenir, Ric vérifie plein de logiciels. Il « fait tourner », comme il dit encore. Il a l’air content pour moi. Et je ne peux rien lui dire. Je dois sourire, avoir l’air soulagée, peut-être même sautiller de joie. Je n’ai même pas eu le temps de lui offrir un verre, même pas eu le temps de le regarder en train de me sauver. Un peu de chaleur, un parfum, c’est tout ce que j’aurai eu.
— Eh bien voilà, dit-il en se levant déjà. Tout est OK.