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Jade sort de la chambre et s’assoit à côté de moi, la mine défaite. Je l’embrasse :

— Sophie m’a tout raconté. Tiens bon. Tu dois être courageuse.

Les yeux éperdus de reconnaissance, elle s’agrippe à moi, en pleurs. Pendant ce temps, cette andouille de Sophie, en embuscade dans la cuisine, me la mime en train d’avaler ses gélules. J’ai un petit rire nerveux et Jade croit que je pleure avec elle. Elle va être gratinée, la soirée… Je l’imagine d’avance. Pourtant, vous vous souvenez peut-être de ce que je vous ai dit : on pense connaître les choses, et soudain un détail surgit et tout change. Ça m’est encore arrivé ce soir-là, et c’était bien plus qu’un détail.

On était à l’apéro, un petit muscat de Beaumes-de-Venise frais et sucré que je savourais en regardant par la fenêtre. Le carrefour s’étendait sous mes yeux. Je m’attardais sur les ombres joliment étirées par la chaude lumière de cette fin de journée. Tout à coup, une silhouette qui courait a attiré mon regard. Ric. J’ai d’abord cru que j’hallucinais et que mon obsession pour lui me jouait des tours, mais non, c’était bien lui ! Son pantacourt, sa foulée. Aucun doute.

Il remonte le grand boulevard, exactement comme ce matin. Il n’a pas eu son compte ? Et pourquoi porte-t-il un sac à dos ? Qu’y a-t-il dedans ? Où va-t-il ?

À cet instant, ma raison me hurle de me calmer, mais mon instinct crie encore plus fort que quelque chose de louche se trame.

— Julie, tu m’as entendue ?

Florence m’a parlé. Je n’arrive pas à détacher mes yeux de la silhouette de Ric. Sophie me pose la main sur le bras :

— Ça va ?

— Je sais pas.

— Comment ça, tu sais pas ? Tu en fais une tête, on dirait que tu as vu un fantôme ! Ce n’est pas…

« Non, si c’était Didier, j’aurais simplement ouvert la fenêtre pour lui balancer Florence dessus. »

Sophie regarde dehors. Elle passe en revue les dizaines de badauds, mais elle ne remarque pas le petit point qui s’éloigne en courant.

17

Est-ce que ça fait la même chose à tout le monde ? Chaque fois que je suis amoureuse, je commence toujours par une phase où je veux tout savoir de lui. Ça frise la boulimie. Qu’est-ce qu’il lit ? Qu’est-ce qu’il pense ? Qu’est-ce qu’il fait ? 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. C’est épuisant, mais impossible d’y échapper. Je suis en plein dedans. Même la tête en vrac, il me reste encore assez de lucidité pour m’apercevoir que ça n’avait jamais atteint des proportions pareilles. Avec Ric, c’est carrément violent. Je me rends compte que, malgré moi, ma mémoire photographique a fait des prodiges dans son appartement. L’agent JT s’est surpassé. Je peux vous décrire tout ce que j’ai vu jusqu’au plus infime détail. Il y aurait un championnat du monde des sept erreurs sur son appart, je serais certaine de gagner. À vous, je peux confier que ce matin, en le regardant courir, je l’ai entièrement cartographié. Je pourrais vous raconter ses avant-bras, comment il pose les pieds quand il court, son menton, son port de tête, sa façon de plisser les yeux face au soleil, son sourire, la manière particulière qu’il a de relever son sourcil gauche lorsqu’il parle sérieusement. Rien ne m’a échappé. Cette envie de tout savoir, d’approcher au plus près, n’a jamais été aussi virulente.

Évidemment, il y a un revers à la médaille. Quand on en est là, on se construit une idée des gens, on les imagine dans tout ce qu’ils font. Ça nous rassure, ça nous attache. Le grand malheur, c’est qu’à la moindre surprise, au plus petit décalage entre ce que l’on se raconte et les faits, c’est la cata, la douche glacée. On a l’impression soudaine, brutale, d’avoir été trompée, de s’être fait rouler dans la farine. Encore trahie. Le vrai problème, c’est cette atroce sensation qui en résulte : on se retrouve convaincue qu’il nous échappe et nous abandonne. Pour un petit geste, une phrase de rien, le moral s’écroule et le cœur tombe en miettes.

Ce soir-là, chez Sophie, je n’ai presque plus prononcé un mot de tout le dîner. C’est très inhabituel de ma part. Du coup, les filles ont mis leurs histoires entre parenthèses pour s’occuper de moi. Je n’en demandais pas tant, surtout que malgré leurs adorables attentions elles ne pouvaient rien changer à mon état. Même au milieu d’elles et de leur gentillesse, j’étais seule. Affreusement.

Je suis rentrée comme un zombie, incapable de dormir. Pendant des heures, les yeux ouverts dans le noir, je me suis demandé pourquoi il était reparti courir. Soit c’est un acharné, soit il y a un mystère là-dessous, et je me méfie des mystères. Je ne trouverai le repos que lorsque j’aurai découvert la clé de l’énigme.

À bien y réfléchir, ce garçon est trop bien pour être vrai. Gentil, éduqué, beau gosse, il plie ses affaires même lorsqu’il n’attend personne. Bien sûr, j’aurais dû m’en douter ! C’est comme les chats angoras qui ne perdent pas leurs poils partout : ça n’existe pas. Sous des dehors charmants se cache sûrement un meurtrier en cavale. Froid, méthodique, il me séduit pour me piquer mes économies. Il va être déçu. Bien fait pour lui. Après quoi, il me saignera comme un lapin et me pliera comme une de ses chemises avant de m’enterrer dans le parc des faïenceries.

J’ai passé la nuit, et la journée du lundi dans la foulée, à me torturer là-dessus. C’est fou. Nous les filles, quand on pense à quelqu’un, on y pense tout le temps. Il occupe chaque recoin de notre esprit à chaque seconde. Vous vous démenez pour tenter de vous changer les idées et le moindre petit détail vous y ramène. Prisonnière d’une obsession. Je donne un prospectus sur l’assurance famille à une cliente, et je rêve de celle que je pourrais fonder un jour avec lui. Je lave ma théière, elle est presque de la même couleur que ses yeux. Je feuillette un livre de recettes « Spécial quiches et tartes » — oui, j’en suis là — eh bien dans « quiches » il y a un « c » comme dans Ric. Un pli au rideau et c’est le tombé de sa chemise sur son torse que je revois. Tout est bon, tout est prétexte. Je suis comme une droguée mais je n’ai pas envie de décrocher. Alors j’essaie de me distraire. J’envoie quelques mails, mais du coup j’en profite pour faire des recherches sur lui et là, le résultat est surprenant : je ne trouve rien. Aucune trace sur aucun site. Pas d’anciens copains, pas de compétition communale, pas d’études dans un obscur lycée ou de diplôme d’informatique. Comme si Ric n’existait pas. Ou plutôt comme si Ric n’existait que dans la vraie vie. Je revois ses gestes, je réécoute ses mots, comme autant de pièces d’un dossier judiciaire. Et ensuite, c’est une véritable audience de tribunal qui se tient dans ma tête. Parfois j’endosse la robe de l’avocate et chaque indice prouve son innocence, d’autres fois je me tiens derrière le pupitre du procureur et tout l’accuse. Mais au fond, quelle que soit la sentence, je rêve d’être son gardien.

Pour me changer les idées, j’ai essayé de passer des coups de fil à des copines pour papoter, mais à quoi bon… Je me suis aussi forcée à sortir pour profiter du soleil mais, là encore, je n’ai fait que le tour du pâté de maisons, laborieusement, sans rien voir de ce qui m’entourait parce que je me demandais encore et toujours pourquoi il était ressorti courir. J’ai fini par rentrer pour me sentir plus près de lui. Vous devez me prendre pour une cinglée. Lorsque je suis arrivée à mon appartement, j’ai eu l’envie soudaine de monter jusqu’à sa porte, pour être quasiment chez lui, pour être presque avec lui. J’aurais pu rester là, assise sur la dernière marche ou couchée en rond sur son paillasson comme un chien. À un moment, il y a eu du bruit et j’ai fait un bond surnaturel jusqu’au bas de l’escalier. J’aurais pu me tuer mais il était hors de question qu’il me trouve là. J’ai tourné comme un lion en cage dans mon appart. Ric était l’objet de toutes mes pensées et la question revenait sans cesse. J’ai vécu un véritable cauchemar.