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— Tu as sûrement raison. Pourtant, tu n’imagines pas comme je me sens mieux à l’idée d’être simplement utile aux gens. Plus question de les coincer, plus question de leur vendre des services à la noix, juste leur proposer des choses qu’ils aiment manger.

Elle n’était pas déçue de mon appel, Sophie, d’autant que ce n’était pas tout ce que j’avais à lui dire. J’ai essayé d’y aller sur la pointe des pieds :

— Qu’est-ce que tu fais demain matin à 8 heures ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce que je voudrais bien que tu viennes avec moi.

— Où ça ? Y a aucun magasin d’ouvert aussi tôt.

— Tu n’as rien de prévu ?

— Si, Julie, c’est samedi, je compte dormir. Mais qu’est-ce que tu nous fais en ce moment ?

— J’ai décidé de me remettre à courir et je me suis dit que tu pourrais venir avec moi.

Silence étouffé, puis elle lâche :

— Tu te remets à courir quand l’été est presque fini ? Et à 8 heures du matin ? C’est au printemps que l’on fait ce genre de stupidité, et pas à l’aube !

— Le soleil se lève à 6 h 12, j’ai vérifié. Et puis j’ai trouvé un groupe de filles qui fait ça régulièrement, mais j’ai pas envie d’y aller toute seule. Ça te ferait du bien en plus…

— Alors récapitulons : tu me téléphones pour me dire que tu vas devenir boulangère et que je suis grosse !

— C’est pas ça du tout. Je dirais plutôt que ma vie change et que j’ai envie que ma meilleure amie soit là pour m’accompagner.

« Julie Tournelle, tu es la reine des garces. Cet argument relève de la pure manipulation, voire du coup bas. »

Pour ne pas lui laisser le temps de réagir, j’en rajoute :

— D’ailleurs, Sophie, je te propose aussi que notre prochain dîner de filles ait lieu chez moi.

Nouveau silence. Je crois entendre un bruit, peut-être la mâchoire de Sophie qui est tombée sur son parquet.

— Sophie ?

— Qu’est-ce qui se passe, Julie ? Tu sais que tu peux tout me dire.

— À quel sujet ?

— Ta vie. C’est quoi ce bordel ? D’habitude, quand on a un coup au moral, on change les rideaux ou on va chez le coiffeur. On ne fout pas toute sa vie en l’air.

— Je ne fous pas toute ma vie en l’air. J’arrête un job qui me ronge, je me remets à courir — avec toi j’espère — et je vous invite toutes à dîner. C’est tout.

— Il y a un mec là-dessous.

— S’il y avait un mec, ce n’est pas notre joyeuse bande de célibataires frappadingues que j’inviterais à dîner.

— Ne me prends pas pour Jade. Je te connais et je suis prête à parier qu’il y a un garçon derrière tout ça. La dernière fois, c’était ce débile de Didier et tu m’as traînée à tous ses concerts miteux pendant des mois. Là, qu’est-ce que c’est ? Tu as flashé sur un marathonien et tu veux le rattraper ?

C’est pour ça que je l’aime, Sophie. Comme dirait Xavier, elle en a sous le capot. N’étant plus à une bassesse près, j’ai répondu :

— Tu n’as qu’à venir courir demain matin avec moi et je te raconterai tout !

— Espèce de…

— Merci, ça me fait super plaisir. 7 h 45, en bas de chez moi. Sois à l’heure.

— Non mais…

— Il faut que je te laisse, moi aussi je t’adore. À demain !

J’ai raccroché.

22

7 h 44. Je frôle le mur et j’appuie sur le bouton qui déclenche l’ouverture de la porte de l’immeuble. Avec précaution, j’entrebâille le battant en me plaquant comme j’ai vu faire dans les films de guerre. Sophie est sûrement là à m’attendre et, la connaissant, elle doit être prête à me bondir dessus. Aveuglée par la lumière du matin, je passe la tête pour inspecter le périmètre. Sa voix me fait sursauter :

— Tu as intérêt à me raconter du croustillant, sinon c’est pour m’échapper que tu vas avoir envie de courir.

Sophie est tranquillement adossée contre le mur, en train de prendre le soleil. On s’embrasse.

— Merci d’être venue. Je m’en veux un peu…

— N’ajoute pas le mensonge à l’infamie. Tu n’éprouves aucun remords. Alors maintenant que tu as réussi à m’embringuer dans ton plan foireux, raconte.

— Tu sais, il n’y a pas grand-chose à dire.

Elle me fixe. Je ne la connaîtrais pas, j’aurais peur. En fait, même en la connaissant, j’ai peur. Il va falloir que je parle, que je lui dise même ce que je ne sais pas. On remonte la rue en direction du jardin public. Il fait le même temps que lorsque nous avions couru avec Ric. Qu’est-ce que je peux confier à Sophie ? Je ne sais même pas moi-même où j’en suis…

— Je l’ai déjà vu ?

— Non.

— Il est d’où ?

— Je ne sais pas.

— Il a de la famille dans le coin, quelqu’un qu’on connaît ?

— Je ne crois pas.

Sophie me saisit le bras.

— Julie, à quoi tu joues ?

— Je te jure, je ne sais presque rien de lui. Il a emménagé dans mon immeuble, au troisième. C’est son nom qui m’a attirée.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Ricardo Patatras.

Sophie étouffe un rire.

— Écoute, si tu te moques de lui, je ne te dis plus rien.

— Excuse-moi, mais avoue que c’est spécial comme nom.

J’esquisse un sourire. Sophie s’en aperçoit et nous rions ensemble. Je concède :

— C’est même parce que c’est ridicule que je m’y suis d’abord intéressée.

Au coin de la rue, on croise Mme Roudan avec sa poussette toujours aussi chargée.

— Bonjour madame.

— Bonjour Julie. Te voilà bien matinale.

— On va faire un peu de sport.

— C’est bien, vous êtes jeunes, profitez-en.

Elle s’éloigne, l’air vaguement gênée. Qu’est-ce qu’elle trimballe dans sa poussette ? Elle héberge du monde en douce ?

— Tu la connais ? me demande Sophie.

— Elle habite mon immeuble. Super gentille, mais je ne sais pas ce qu’elle trafique avec sa poussette.

— N’essaie pas de changer de conversation. Parle-moi de ton Roméo. Vous sortez ensemble ?

— Tu rigoles ! On en est encore à la phase d’observation, enfin surtout moi parce que lui, je crois qu’il me trouve juste gentille.

— C’est pas bon du tout ça, tu ne devrais peut-être pas t’accrocher.

— Plus facile à dire qu’à faire. Si tu crois que j’ai le choix ! Je ne contrôle rien. Ce garçon a tout envahi dans ma vie.

Les grands arbres du jardin public sont en vue. Devant l’entrée, un petit groupe de filles s’est réuni, certaines s’échauffent déjà. Il y en a de tous les âges, des grandes, des petites, des minces, des plus enveloppées. Une femme d’une quarantaine d’années, le corps sculpté par une évidente pratique sportive intensive, nous accueille :

— Hello les filles ! Puisque c’est votre première fois, bienvenue. Avec nous, vous verrez, tout est simple. Pas de cotisation, pas de questions, pas de compétition. Le but n’est pas de préparer les championnats du monde ! Chacune va à son rythme. On part ensemble mais on est libres.

La demi-douzaine de coureuses nous fait signe. On leur répond.

Je connais bien le jardin public mais je ne me serais jamais imaginé qu’il servait de lieu de rendez-vous à ce genre de groupe. À la sortie des écoles, on y trouve les mamans avec les enfants. Plus tard dans la journée, ce sont les jeunes qui s’y réunissent, et encore après, les amoureux s’y retrouvent. Le midi, ceux qui déjeunent dehors pendant leur pause viennent s’y réfugier. Je trouve étonnant que des univers tellement différents cohabitent dans un même lieu, sans jamais se mélanger.