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Logiquement, Didier est venu emménager chez moi. Je payais tout. Il me traitait comme une groupie. Je m’en rendais bien compte mais je lui trouvais à chaque fois des excuses. L’histoire a duré deux ans. Je me disais bien qu’on ne pourrait pas passer notre vie ensemble mais souvent, je vous l’ai déjà avoué, j’ai du mal à affronter la réalité bien en face. Alors voilà, le chanteur est parti et je reste prisonnière de ce boulot alimentaire dans cette banque « qui est la seule à être honnête ». À partir de là, tout s’est effondré. D’abord la solitude, puis les soirées avec d’autres copines célibataires. On joue à des jeux débiles, on se fait croire qu’on est libres et que la vie est vachement mieux sans ces abrutis de mecs. On se répète ces discours qui ne tiennent plus dès que l’une d’entre nous tombe enfin amoureuse. On se rassure comme on peut. Je dis « l’une d’entre nous », mais c’était plutôt « l’une d’entre elles », parce que pour moi ce fut la traversée du désert. Rien, nada, que dalle, oualou. On était de moins en moins nombreuses à ces soirées. Parfois, des anciennes revenaient. Un club de plaquées. Finalement, quand j’y repense, le plus touchant, c’était ce qu’on ne se disait pas. Ces regards qui allaient au-delà de la comédie que l’on se joue pour tenir. Il y avait une sorte d’affection compatissante, maladroite, sourde, mais réelle. Ce n’était pas pour les jeux idiots que l’on revenait, c’était pour ça, pour cette solidarité pleine de pudeur. Et quand on rentre chez soi, seule, les vraies questions vous attendent : Ai-je déjà été amoureuse ? Mon tour viendra-t-il ? Est-ce que l’amour existe vraiment ?

En sortant de la gare après avoir pleuré deux heures et dix-sept minutes dans le train, j’en étais là. J’ai traversé la moitié de la ville à pied. C’était une belle soirée d’été. J’avais hâte de retrouver ma rue, mon petit monde, mais le sort n’en avait pas fini avec moi. On croit connaître son environnement, pourtant parfois il suffit qu’un détail change et vous ne vous doutez pas que c’est toute votre vie qui va y passer. Et ça, on ne le voit jamais venir.

3

J’aime bien ma rue. Il y a une vraie vie, une ambiance. Les immeubles sont anciens, à taille humaine ; il y a plein de trucs sur les balcons, des plantes, des vélos, des chiens. Côté commerces, on est super bien servis ; on trouve de tout, de la petite librairie à la laverie. Ce n’est pas une grande artère, alors ceux qui viennent là ont toujours quelque chose à y faire. Il y a une légère pente, vers l’ouest. Quand le soleil se couche, on pourrait croire que plus loin, en bas, on trouvera le port, l’horizon, la mer, même si la première côte est à des centaines de kilomètres. J’ai grandi à deux pâtés de maisons d’ici. Quand mes parents sont partis s’installer dans le Sud-Ouest pour leur retraite, j’ai voulu rester. Je connais tout le monde et je me sens chez moi. La seule fois où j’ai eu envie de m’en aller, c’était juste après le départ de Didier. Trop de souvenirs — enfin, surtout trop de mauvais avec lui. Mais, très vite, les bons ont repris le dessus. J’admire ceux qui partent découvrir le monde, ceux qui font leur valise pour vivre un an au Chili, celles qui épousent un Australien, ceux qui prennent un billet d’avion et qui verront sur place. Je n’en suis pas capable. Il me faut mes repères, mon univers, et surtout ceux qui le peuplent. Il est vrai que je m’attache facilement. Pour moi, la vie, c’est d’abord ceux avec qui on la fait. J’adore ma famille mais je les vois deux fois par an, alors que mes copains, je les rencontre presque tous les jours. Un quotidien partagé est souvent plus puissant qu’un degré de parenté. Même ma boulangère, Mme Bergerot, fait partie de cette drôle de famille. Elle voit ma mine, elle me parle, elle me connaît depuis que je suis toute petite et je sais que parfois, malgré mon âge, elle hésite encore à me glisser un bonbon avec ma monnaie. Son magasin est juste à côté de celui de Mohamed, une épicerie qui s’appelle d’ailleurs « Chez Mohamed ». C’est tout le temps ouvert. C’est le troisième Mohamed que je connais. Je crois que seul le premier s’appelait vraiment comme ça et que ceux qui ont repris ensuite ont préféré se faire appeler pareil plutôt que de changer l’enseigne.

Plus j’avance dans ma rue, mieux je me sens. Si un jour je perds toute notion du temps, si je deviens folle, j’ai un moyen imparable pour savoir quel jour on est. Le truc, c’est la vitrine du traiteur chinois, M. Ping. Parfois, je me demande si, pour lui aussi, ce ne serait pas un faux nom. En cinq ans, il n’a pas vraiment amélioré son français, mais je suis presque certaine que c’est un genre qu’il se donne. Pour connaître le jour de la semaine, il suffit de lire sur sa devanture : le vendredi, il fait une grande promo sur les crevettes nature. Le samedi, c’est sur les crevettes sautées au sel et au poivre. Le dimanche, les crevettes sont aux cinq épices. Le lundi, elles sont à la sauce aigre-douce — surtout aigre. Le mardi, au piment du Sichuan et, le mercredi, à la diable. Si vous venez dans le coin, n’en achetez jamais après le dimanche. Une fois, quand je venais d’emménager, j’en ai pris un mercredi soir. J’ai été malade comme une bête. Pendant trois jours, j’ai vécu exclusivement dans les toilettes. À la fin, j’en étais à lire l’annuaire.