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Ce lundi-là, quand je suis rentrée, il faisait encore jour et la température était douce. J’ai savouré ce moment. Je suis passée devant chez Nathalie, il y avait de la lumière à ses fenêtres. En approchant de chez moi, j’éprouvais un sentiment comparable à celui de quelqu’un qui glisse ses pieds fatigués dans ses charentaises préférées. Après trois jours chez Carole, je me retrouvais enfin à ma place, sur mes terres. Je crois que même cet abruti de Didier savait qu’il n’avait pas intérêt à revenir dans le coin. Mohamed était en train d’empiler des abricots avec des gestes d’artiste.

— Bonsoir mademoiselle Julie.

— Bonsoir Mohamed.

En arrivant devant la porte de mon immeuble, tout était à sa place. J’ai fait le code, j’ai poussé le battant et je suis allée directement au bloc de boîtes aux lettres. J’ai ouvert la petite porte de la mienne. Deux factures et de la pub. Sur une enveloppe, il était écrit en gros que je pouvais gagner un an de nourriture pour mon chat. Je n’ai pas de chat et je n’en suis pas encore à manger des croquettes. Après, ils vont nous dire d’économiser le papier pour sauver la planète. Si déjà ils arrêtaient de nous inonder…

C’est en refermant que j’ai remarqué le nom sur la boîte voisine. Je savais que le couple du troisième était parti pour cause de deuxième enfant, mais j’ignorais que le nouveau avait déjà emménagé. « M. Ricardo Patatras. » Tu parles d’un nom. C’est à se demander s’il y a un cirque dans le coin et si le clown a décidé de vivre ici… Sérieux, c’est pas bien de se moquer, mais quand même. Je suis restée quelques secondes à lire et relire l’étiquette du nouveau avec un sourire stupide en travers du visage. Le premier du week-end.

Je suis montée chez moi. J’ai appelé Carole pour lui dire que j’étais bien rentrée et que, tant pis, le grand brun qui était assis sur le siège face au mien dans le train n’avait pas essayé d’abuser de moi. J’ai mis une machine à tourner. Je suis allée prendre une douche, et devinez quoi ? Je n’arrêtais pas de penser à ce nom. Quel âge pouvait-il avoir, ce Ricardo Patatras ? Quelle tête ? Avec un nom pareil, admettez que votre imagination s’enflamme. Si « François Dubois » vient habiter à l’étage au-dessus, vous avez l’impression de tout savoir, à tort peut-être. Sûrement d’ailleurs, parce que, en y repensant, j’ai connu un François Dubois au CM2 et la dernière fois que j’en ai entendu parler, c’était par la fleuriste qui venait de consoler sa mère parce qu’il avait été condamné à deux ans avec sursis et une grosse amende pour trafic d’huile d’olive frelatée. Comme quoi… Mais Ricardo Patatras, c’est quand même autre chose. Ça sonne grand, ça sonne fort, comme le nom d’un aventurier argentin qui défend la cause des orangs-outans, comme le patronyme de l’inventeur de la torréfaction en haute altitude, ou comme le nom d’un grand magicien espagnol qui s’est exilé parce qu’il a embroché sa partenaire avec ses épées et qu’il ne s’en est jamais remis car il en était secrètement amoureux. Ce simple nom raconte beaucoup de choses, mais pas un banal voisin d’immeuble. Et là, tout à coup, sous ma douche, je me suis découvert un nouveau but dans la vie : savoir à quoi il ressemblait. J’ai coupé l’eau et j’ai attrapé la serviette. C’est alors que j’ai entendu des pas dans la cage d’escalier. Je me suis précipitée pour aller voir par l’œilleton si ce n’était pas lui qui montait. J’ai démarré comme une folle et j’ai glissé. Si j’aimais les jeux de mots faciles, j’aurais pu dire « patatras », mais c’était plutôt « badaboum ». Je me suis retrouvée nue sur le sol, étalée de tout mon long et traversée de douleurs indicibles. Quelle abrutie ! Je n’avais même jamais vu ce type et déjà, il me faisait faire un truc stupide. C’était la première fois. Ce n’était ni la dernière, ni la pire.

4

Je ne sais pas s’il existe des gens qui aiment travailler dans une banque, mais moi je déteste. Pour moi, les banques symbolisent la faillite de nos civilisations. Les clients et le personnel sont tous aussi malheureux d’y venir, mais personne n’a le choix.

Chaque matin, en arrivant à l’agence, nous devons vérifier l’état des automates bancaires et, si quelque chose ne va pas, le signaler aux équipes de maintenance. Si ce n’est qu’un problème de nettoyage, on est obligés de s’en charger nous-mêmes. Vous vous rendez compte ? Ils installent des guichets automatiques partout pour nous virer et, en plus, on doit en prendre soin. C’est comme si vous deviez nourrir, brosser les dents et pomponner le parasite extraterrestre qui finira par vous bouffer. Ce matin, il n’y avait rien sauf un autocollant pour un groupe de rap. Et soudain, je me suis imaginée tombant sur un autocollant des Music Storm annonçant leurs tournées minables. Là, pas besoin de me contraindre pour que je fasse le ménage. J’y mets le feu direct.

Pour entrer dans l’agence avant l’heure d’ouverture, on doit passer par le sas. Chaque fois que je me retrouve enfermée dans la boîte en verre, je flippe à l’idée que cette andouille de Géraldine se trompe de bouton et qu’au lieu d’ouvrir la porte intérieure elle me balance la dose de gaz tranquillisant qui attend son heure dans le plafond. Je m’imagine très bien suffoquant comme un poisson dans son sac de fête foraine crevé, en faisant des grands gestes. Quelle serait ma dernière pensée ? J’ai beau me dire que je serais capable de sortir un truc sage et historique, je crois quand même que ce serait : « Quelle naze, cette Géraldine ! » Elle ne serait jamais devenue adjointe si elle n’avait pas des jambes inversement proportionnelles à la longueur de ses jupes.

Ce jour-là, j’ai survécu au sas et la porte s’est ouverte.

— Bonjour Julie. Mais, dis donc, tu boites ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— J’ai glissé dans ma douche.

— Tu faisais encore des folies de ton corps !

Je n’ai pas répondu. Pauvre Géraldine. C’est sûr qu’avec son physique de rêve, elle ne doit pas pouvoir prendre de douche sans faire des folies de son corps. Même en descendant les poubelles, elle doit faire des folies de son corps. Je crois qu’au fond elle n’est pas méchante ; d’ailleurs, je l’aime bien. Mais quand on voit une jeune femme magnifique changer de mec comme elle veut et en plus réussir sa carrière, on est bien contente de pouvoir se dire qu’elle est gourde parce qu’on est un peu jalouse.

J’allais prendre mon poste derrière le guichet quand M. Mortagne a passé la tête hors de son bureau.

— Mademoiselle Tournelle, vous voulez bien venir me voir, s’il vous plaît ?

Mortagne, c’est le patron de l’agence. Un coq qui règne sur ses poules. Une purge. Parfois, j’ai l’impression qu’il est vraiment convaincu de ce que disent les prospectus qu’on donne aux clients. Son costume, on dirait une panoplie. Il faut que notre monde ait salement dérapé pour que ce genre de type puisse avoir des responsabilités.

— Asseyez-vous, Julie.

Il se pose dans son fauteuil comme un Airbus avec deux réacteurs en panne. Il plisse les yeux pour déchiffrer son écran. On est mardi matin, le premier jour de notre semaine, et il va me mettre la pression avec les « objectifs ».

— C’est bien vous qui gérez le compte de Mme Benzema ?

« Évidemment, pignouf, c’est écrit sur sa fiche client. »

— Oui monsieur, c’est bien moi.

— La semaine dernière, elle était à deux doigts de signer son assurance auto et habitation avec nous. Elle voulait aussi ouvrir un compte d’épargne pour sa fille. Et puis, tout à coup, plus rien. Vous l’avez reçue en rendez-vous, n’est-ce pas ?