Mme Roudan m’inquiète. Le Dr Joliot dit que ses analyses ne se stabilisent pas et que le mal progresse. Il me laisse assez peu d’illusions. Maintenant que l’on se connaît mieux, Mme Roudan accepte d’aller se promener avec moi dans les jardins de l’hôpital, mais en fauteuil roulant. Ça ne dure jamais longtemps parce qu’elle se fatigue très vite. J’ai l’impression que ses légumes l’intéressent moins. La seule chose qui arrive encore à la faire sourire, ce sont les histoires que je lui raconte, sur Ric, sur les ragots de la boulangerie. Pour moi qui n’ai pas beaucoup parlé avec ma seule grand-mère, notre relation comble un immense vide. Quand je suis repartie, elle m’a demandé un service que j’ai aussitôt interprété comme un vilain signe. Elle voudrait que je lui rapporte la photo jaunie posée sur sa table de nuit. Je n’aime pas du tout ce que cela pourrait traduire de son état d’esprit. Je vais essayer de passer la voir plus souvent, mais c’est difficile avec les horaires de la boulangerie. Quand on ferme, l’heure des visites est passée.
Aujourd’hui, cela fait cinq jours que Ric est parti. J’espère qu’il va rentrer. Peut-être qu’il me laissera un message. Peut-être qu’il est déjà chez nous — enfin je veux dire, dans l’immeuble.
Ce matin, Mme Bergerot m’a confié une mission très spéciale. Denis et moi devons livrer dix kilos de petits fours à la mairie, pour une cérémonie. J’ai mis une blouse propre, la camionnette est remplie de plateaux couverts de petits gâteaux multicolores impeccablement alignés.
Denis conduit. C’est vraiment un type adorable. Je n’arrive pas à comprendre qu’un homme aussi gentil soit encore célibataire. Il ne roule pas vite pour protéger ses gâteaux.
— On va se garer derrière la mairie, m’explique-t-il. Le maire est sympa, tu verras.
— J’ai eu l’occasion de le voir lorsque je travaillais à la banque. Sa fille y a un compte.
— Tu es contente d’avoir changé de métier ?
— C’est la meilleure décision que j’aie prise de toute ma vie !
— Je ne sais pas si la patronne te l’a dit, mais entre toi et Vanessa, on n’a pas perdu au change.
— Merci Denis.
On arrive devant la mairie. Il contourne le parvis déjà encombré de voitures, dont certaines officielles. Je demande :
— C’est pour quoi, cette cérémonie ?
— Aucune idée. Ils en font toutes les semaines. Une inauguration, un partenariat, une célébration. Il y a toujours des médailles à distribuer et des mains à serrer.
Un agent de la police municipale nous fait signe de nous garer près de la sortie de secours de la salle d’honneur. À peine arrêtés, un serveur fait irruption et nous demande :
— On est à la bourre, vous pouvez nous aider à rentrer vos plateaux ?
— Pas de problème, répond Denis.
Les gens courent partout. Un technicien fait des essais micro, un autre place des plantes vertes aux angles de l’estrade. On dispose les plateaux de petits fours sur une longue table. Soudain, Monsieur le maire fait son entrée. Il porte son écharpe tricolore. Il salue tout le monde avec le sourire du candidat permanent. Derrière lui, Mme Debreuil entre à son tour. Elle ne serre la main de personne. Elle vérifie que tout est en ordre avant le début du show. Cette fois, sa robe est bleue, toujours aussi élégante. Elle porte son sac vedette et un collier qui scintille de mille feux.
Elle est juste devant l’endroit où je dois déposer mon plateau de petits fours. Je ne l’ai jamais approchée d’aussi près. Ses traits sont marqués mais elle en impose. Son regard passe sur moi sans même me remarquer. Je suis fascinée par son collier. Ce n’est sûrement pas du toc.
Elle fonce vers le maire :
— Gérard, ne pourrait-on pas avoir plus de lumière ? Je trouve que c’est trop sombre.
Il se tourne vers les employés de mairie :
— Les enfants, vous croyez que vous pouvez me dégoter deux ou trois projecteurs ?
Les agents municipaux s’activent aussitôt. Mme Debreuil, comme une impératrice, poursuit :
— Gérard, il faudrait aussi illuminer cette estrade, sinon c’est trop triste.
À les voir fonctionner, on se demande qui est l’élu. Comme s’ils étaient seuls, elle ne se gêne pas pour lui donner ses instructions, et il s’exécute.
Denis revient avec le dernier plateau. Il va saluer le maire, puis Mme Debreuil, qui ne saisit pas la main qu’il lui tend.
— Viens, Julie, on y va.
De retour à la boutique, je n’en avais pas fini avec les belles âmes. J’avais loupé M. Calant, mais Mme Bergerot était toute retournée par ce qu’une cliente était en train de lui rapporter :
— C’est ma fille qui me l’a dit. Elle est lieutenant au commissariat. Ils l’ont interrogé pendant quatre heures hier et il risque de gros ennuis.
J’ai peur qu’il ne soit question de Xavier. Quelqu’un aurait-il identifié sa voiture ? Je vais aller me constituer prisonnière. Je leur dirai que je suis le cerveau de l’opération. Et quand, dans vingt ans, je sortirai de prison, j’irai épiler le chat parce que je suis certaine que c’est lui qui nous a cafetés.
Mme Bergerot a l’air scandalisée comme jamais. Pourtant, elle a eu l’occasion d’en entendre des gratinées… Elle se tourne vers moi :
— Le commercial, tu sais, celui qui habite à côté, le type avec sa voiture rouge qui est parti aider les petits Africains…
Elle se tourne vers la cliente et lâche :
— Dites-lui, madame Merck, moi, ça me dégoûte trop.
— Eh bien, il n’est pas allé les aider du tout. Apparemment, il a lu quelque part qu’un type avait fait fortune au Niger en vendant des bonbons en chocolat colorés qui ressemblent à des médicaments. Et ce petit saligaud a repris l’idée. Il a sillonné l’arrière-pays du Sénégal en se prétendant médecin. Les bonbons rouges c’était contre la dysenterie, les bleus pour la fertilité, les verts pour la croissance des enfants. Il leur vendait ses « médicaments » l’équivalent de deux mois de leur salaire. Tout le monde au commissariat voulait lui casser la figure. Ce sont des employés de la Croix-Rouge qui ont découvert son odieux trafic et l’ont remis aux autorités.
J’ai beau être une fille, s’il était devant moi, je lui démonterais sa tête. Et moi qui m’efforçais d’être gentille avec lui ! On devrait toujours se fier aux premières impressions que l’on a sur les gens. Lui, c’est une sale ordure. J’espère qu’il aura les pires ennuis.
Mme Bergerot est d’autant plus furieuse que ce petit escroc s’est arrangé pour se faire de la publicité partout avec son voyage « humanitaire ». Elle se décompose soudain :
— Mais vous allez voir qu’il s’est payé sa voiture de frimeur avec l’argent qu’il a volé à ces pauvres malheureux !
Je ne vous cache pas que, dans les jours qui ont suivi, on s’est arrangés pour lui faire autant de publicité que possible. Mais le mieux, ce fut quand il est enfin venu à la boutique…
52
Lorsque cette honte humaine gare sa voiture tape-à-l’œil le long du trottoir, il n’y a que trois personnes dans la boulangerie. Mme Bergerot, dont je sens déjà les réacteurs vrombir, passe la tête dans l’arrière-boutique et hurle :
— Julien, Denis, je vais avoir besoin de vous !
Il entre, avec son petit costume un peu trop grand pour lui. Que des femmes dans le magasin. Il se comporte comme un coq dans sa basse-cour. Mais à en juger par les regards assassins que lui jettent deux clientes, l’information sur la réalité du personnage a bien circulé. Pourtant, cela ne semble pas le perturber. Il est content de ce qu’il est. Fascinant. Comment un humain digne de ce nom peut-il s’arranger avec sa conscience au point d’arriver à paraître si fier alors qu’il s’est fait jeter d’Afrique et que les flics et la justice sont après lui ? C’est sans doute la force de ces individus, être insensibles à tout sauf à leurs intérêts.