Il se plante devant Mme Bergerot, qui fulmine.
— Je vais vous prendre deux baguettes et quatre tartes aux oignons.
— Désolée, il n’y en a plus.
Déstabilisé, il ouvre de grands yeux.
— C’est une blague ?
Il désigne le râtelier rempli de pain et les tartes.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ?
— Une illusion d’optique. Par contre, si vous voulez, nous avons des pilules contre la connerie et la méchanceté, ajoute la patronne en montrant le présentoir de confiseries.
Julien et Denis débarquent. Notre chef boulanger a même apporté sa longue pelle à four.
L’escroc minable jauge son petit monde et fait encore une fois preuve de grandeur. Il pointe un doigt menaçant vers Mme Bergerot et déclare :
— Vous n’avez pas le droit de faire ça. C’est un refus de vente. Je vais porter plainte.
Mme Bergerot est à deux doigts d’exploser. Julien l’arrête et passe devant le comptoir. Il se plante devant l’autre fumier :
— Écoute, espèce d’enfoiré : tu ne remets jamais les pieds ici. Tu te casses. Les gens comme toi sont une honte.
— Tu crois que tu me fais peur ?
Denis s’avance en renfort :
— Si tu n’as pas peur, c’est une preuve de plus que tu es un gros con. On t’a dit de te barrer. Quitte le quartier, quitte la ville.
Mme Bergerot ajoute :
— Quitte même la planète, espèce d’ordure !
Il redresse la tête et bat en retraite, convaincu d’être digne. En trois jours, Mohamed lui a demandé de rembourser son ardoise et lui a interdit de venir, la libraire ne veut même plus lui adresser la parole, son employeur a reçu des demandes de remboursement de la quasi-totalité des clients à qui il avait réussi à fourguer ses cuisines. Le pharmacien a organisé une collecte pour envoyer des fonds et des vrais médicaments aux gens qu’il a abusés. Il a récupéré beaucoup. Ça fait chaud au cœur. Parfois, le mal engendre le bien. On va peut-être réussir à réparer l’abjection de ce petit foireux. Mais je vais vous dire ce qui me révolte le plus : malgré tout, il risque de s’en sortir. Même s’il passe au tribunal, il aura le droit à un avocat qui ira sans hésiter jusqu’à la mauvaise foi pour lui sauver les fesses. De toute façon, ce genre de type se trouve toujours des excuses. Ces gens-là ont un talent pour ça — j’ai vécu avec l’un d’eux pendant des années. Ils mettent leur honneur ailleurs que dans leurs actes. Celui-là, c’est dans sa voiture. Ça me rend dingue. Si je n’avais pas été une fille, j’aurais été aux côtés de Denis et Julien. J’enrage de ne rien avoir dit et de ne rien pouvoir faire. J’ai bien une idée à propos de sa voiture, mais c’est moche.
53
J’ai eu Ric au téléphone, il rentre ce soir, tard. Il m’a promis de passer. Il aura été absent sept jours. Je suis heureuse de son coup de fil, soulagée qu’il rentre. Je vais tout lui raconter, les ovnis, Mme Roudan, l’autre ordure et même les Australiens qui sont arrivés pour le mariage de Sarah. J’espère qu’il me racontera tout lui aussi et qu’il acceptera ce que je vais lui demander.
J’ai ramené plein de choses salées et sucrées de la boulangerie au cas où il aurait faim. J’ai aussi décidé de lui relever son courrier. Croyez-le ou non, mais je n’ai même pas jeté un œil à ce qu’il avait reçu. Vous vous rendez compte ? Voilà quelques semaines, je me coinçais la main dans sa boîte en l’espionnant, et aujourd’hui j’ai les clés et je ne regarde même pas.
Je l’attends. J’épie les pas dans l’escalier. J’ai envie de danser tellement je me sens bien à l’idée de le revoir, mais Toufoufou désapprouve. On frappe. Il est là devant moi. J’ai l’impression que ma vie reprend enfin son cours après une parenthèse. Il a les traits tirés. Je le trouve amaigri. Son regard paraît plus sombre. Cette fois, c’est moi qui l’attire à l’intérieur et l’enlace. Je n’ose pas l’embrasser mais je pose ma tête contre sa poitrine. Il caresse mes cheveux.
— Je t’ai rapporté un petit souvenir.
Il me tend un paquet-cadeau. À la forme, ça ne peut pas être la poupée qui fait « youpi ! » mais je suis certaine que ce sera bien quand même. Je le déballe. Une boîte. À l’intérieur : un pull brun, doux, épais, superbe. Je crois que c’est un modèle pour homme. Je suis dubitative.
— Il est magnifique, merci beaucoup.
— Comme tu sembles aimer les vêtements masculins…
« Pour que je l’aime autant que ta chemise, il faudrait d’abord que tu le portes pendant un an, à même la peau. Mais laisse tomber, c’est un truc de fille. »
Je le pose sur moi, il est deux fois trop grand. Je vais pouvoir louer la deuxième moitié à Sophie ou à une famille de chats. En plus, ce n’est pas avec ce genre de cadeau que je vais en déduire où il se trouvait…
— Il n’y a eu aucun problème à ton appartement, aucune fuite.
— J’ai vu. Merci d’avoir monté le courrier.
« Sur tes enregistrements de surveillance, tu constateras que je n’ai fouillé nulle part. Je ne me suis même pas roulée dans tes affaires. »
— Tu veux rester manger un morceau ?
— C’est gentil mais je suis crevé. Il faut que je dorme.
« As-tu pu faire ce que tu voulais ? Es-tu libre maintenant ? Plus de cachotteries, plus de sac à dos mystérieux, plus d’outils permettant de scier les barreaux ? »
— Ton voyage s’est bien passé ?
— Oui, merci. Tu as mes clés ?
Il a beau être gentil, le message est clair. J’attrape le trousseau sur ma bibliothèque.
— Je sais que tu es fatigué mais je souhaitais quand même te poser une question…
— Dis-moi.
— Samedi prochain, c’est le mariage d’une amie. Est-ce que…
J’hésite. Pas envie de me faire jeter le soir de nos retrouvailles. Il attend. Je prends une inspiration et je me lance :
— Est-ce que tu serais d’accord pour que l’on y aille ensemble ?
Ça y est, je l’ai dit. Et maintenant, je chronomètre son délai de réponse au millième de seconde et j’enregistre sa réaction en très haute définition pour me repasser le film ensuite afin de bien analyser.
— Avec plaisir. Tu me diras ce que je dois mettre.
C’est presque louche que ça se passe si facilement. Ils sont bizarres, les garçons. Parfois, ils font des tas d’histoires pour rien et, sur un coup pareil, c’est du velours. Est-ce que quelqu’un a le mode d’emploi ?
Il m’embrasse seulement sur la joue mais pas seulement comme un ami.
— Je suis heureux de te revoir. Je serais bien resté mais vraiment, je suis épuisé. On s’appelle demain, d’accord ?
54
Toute la semaine, les filles m’ont appelée pour me dire qu’elles avaient aperçu Steve, sa famille ou un de ses copains pompiers. Certaines sont même passées à la boulangerie juste pour ça. Elles sont comme des folles devant ces Australiens. Sophie a passé une soirée avec Sarah et sa future belle-famille. Elle dit que Steve et elle ont l’air très amoureux. Elle dit également que les parents de Steve sont aussi laids que lui est beau. Comme quoi…
Mme Bergerot a bien voulu que je prenne mon samedi après-midi pour aller à la cérémonie. Sarah a de la chance, il fait un temps sublime.
Ric est super élégant. Pantalon de lin crème, chemise brun pâle, cravate et veste d’un ton un peu plus soutenu que la chemise. Moi, j’ai ressorti mes escarpins spécial torture, mais c’est bien parce que c’est Sarah. Je nous observe dans le reflet de la vitrine du boucher qui donne sur le parvis de la mairie et je trouve que l’on va bien ensemble.