— Oui monsieur, jeudi dernier.
— Alors pourquoi ne lui avez-vous pas fait signer les papiers ?
— Elle m’a demandé conseil…
— Tant mieux, c’est très positif. On est là pour conseiller.
— Elle était prête à prendre tout ça parce que vous lui avez accordé une facilité de caisse en échange.
— C’est vrai. Avec elle, j’ai conclu un accord gagnant-gagnant. C’est aussi notre métier.
Non mais, regardez-le avec son air de vainqueur, sa petite cravate et son gel dans les cheveux. Pauvre abruti. Aucune moralité, aucun bon sens. Si j’étais un mec, j’adorerais me lever et uriner sur son bureau, comme ça, juste pour lui montrer par un moyen simple et primaire à quel point je le méprise. En fait, je ne suis pas certaine que les femmes soient foncièrement plus élégantes que les hommes. Le vrai problème, c’est qu’elles sont plus limitées lorsqu’il s’agit de faire pipi partout.
— Vous m’avez entendu, mademoiselle Tournelle ?
— Bien sûr, monsieur.
— Alors expliquez-moi.
— Je n’ai pas eu le cœur de lui forcer la main. J’aurais eu l’impression d’abuser de sa confiance…
— Mais vous vous croyez où ? On n’est pas chez les Petits Frères des pauvres ! Dans ce monde, il n’existe qu’une seule règle : manger ou être mangé. Alors, quand il s’agit de faire signer un honnête contrat à des clients que l’on a la gentillesse d’aider par ailleurs, je ne vois pas en quoi il s’agit de leur forcer la main ! Il faut que vous compreniez la philosophie de ce métier, sinon vous passerez votre vie à l’accueil.
Il ressemblait à un pitbull avec un doctorat d’escroquerie. Puis soudain, son rictus de haine s’est effacé et il a dégainé un sourire comme quand on s’électrocute. Sur un ton radouci, il a ajouté :
— Bon, je ne m’acharne pas. Vous avez l’air assez fragilisée comme ça avec votre patte folle. Je laisse passer pour cette fois, mais le prochain coup je serai obligé de vous coller un malus.
Je me suis levée et je suis sortie. N’oubliez jamais cette vérité absolue : ce qu’il y a de pire dans ce monde, ce ne sont pas les épreuves, ce sont les injustices.
Malgré ce début de journée assez calamiteux, je n’ai pas déprimé une seconde. Je ne pensais qu’à une chose : ce soir, j’allais monter la garde près de ma porte pour surveiller par l’œilleton. Dans quelques heures, enfin, j’allais découvrir à quoi ressemblait ce mystérieux Ricardo Patatras.
5
En arrivant chez moi, j’ai relevé mon courrier et, m’étant assurée que personne ne descendait l’escalier, je me suis hissée sur la pointe des pieds pour voir si la boîte de M. Patatras contenait quelque chose. J’ai aperçu deux ou trois enveloppes qu’il n’avait pas encore ramassées, ce qui laissait supposer qu’il n’était pas rentré. J’avais donc une chance de l’apercevoir lorsqu’il passerait devant ma porte. À moins qu’il n’ait simplement oublié, auquel cas j’allais faire le pied de grue pour des prunes.
Bien décidée, je suis montée. Le programme de ma soirée était chargé. Je m’étais prévu beaucoup de choses. J’avais récupéré un de ces journaux gratuits remplis d’offres d’emploi locales. Après le petit numéro de Mortagne, je commençais à me dire qu’il était temps de faire évoluer ma carrière ailleurs. Je me suis mise à l’aise, la bouilloire pour le thé était en train de chauffer.
Mon plan est si simple qu’il en devient infaillible. Je m’installe à ma table, sans musique pour une fois, j’épluche les petites annonces et, dès que j’entends des pas dans l’escalier, je me précipite — en ayant pris soin d’avoir les pieds secs et de vérifier que rien ne viendra entraver ma course jusqu’à la porte. En fait, j’exagère un peu, parce que entre mon coin-salon et ma porte, il doit bien y avoir deux mètres soixante-dix…
J’en suis aux alléchantes annonces pour le démarchage à domicile — l’horoscope a l’air plus crédible, c’est vous dire — lorsque j’entends du bruit. Je m’approche à pas de loup, et je colle mon visage contre la porte pour regarder par l’œilleton. Quelqu’un a déclenché la minuterie. Je vois clairement la cage d’escalier, toute déformée, arrondie, comme dans l’œil d’un poisson. J’entends des pas qui montent, traînant quelque chose de lourd. Le martèlement est régulier. Je m’use les yeux à essayer de voir qui arrive. Pourvu que ce soit M. Patatras ! Le truc lourd, c’est sûrement ses colis de déménagement. S’il est vieux ou s’il a l’air sympa, je sors et je l’aide. Je lui dois bien ça. J’ai pensé à lui toute la journée. Soudain, dans le virage qui débouche du premier étage, j’aperçois une ombre. Impossible d’identifier la silhouette. Je perçois un souffle fatigué. J’entrevois une main sur la rampe usée, des pas comptés. Tout à coup, un visage : Mme Roudan, la vieille dame du quatrième. D’habitude, je suis heureuse de la voir, mais pas cette fois. Elle traîne sa poussette de marché remplie à ras bord — c’est étrange pour une femme âgée qui vit seule. Ce n’est pas la première fois que je la remarque avec son fardeau. Elle ne doit pourtant pas manger beaucoup vu son épaisseur. Qu’est-ce qu’elle peut faire avec autant de nourriture ?
Je suis déçue, et en plus je suis mal à l’aise. Si je sors pour aider Mme Roudan, elle va être gênée que quelqu’un la surprenne et elle va croire que je passe mon temps à espionner les allées et venues de mes colocataires. Et si je ne sors pas, j’ai mauvaise conscience de la laisser tirer une telle charge. C’est vrai, elle est gentille Mme Roudan, toujours un mot aimable. Je ne l’ai jamais entendue dire du mal de personne. Et puis j’ai de la tendresse pour elle, parce qu’elle est seule et que les gens seuls me bouleversent. Quand j’ai le cafard, un vraiment gros, je me dis que dans quarante ans je serai comme elle, à me nourrir pour survivre en n’attendant personne. Malgré mon élan, je ne suis pas convaincue que sortir l’aider soit une bonne chose. Pendant que je me mettais d’accord avec moi-même, elle a eu dix fois le temps d’arriver chez elle. Nulle.
Je me suis replongée dans les petites annonces. Déprimant. Autant aller élever des chèvres dans les Pyrénées. En plus du fromage, on peut tisser des couvertures avec les poils, et avec le reste, j’ai appris que l’on peut faire du saucisson et du pâté. Ce n’est pas pire que de vendre des crédits à la consommation.
J’ai mangé une pomme et il y a eu encore du bruit. Je suis retournée à mon poste d’observation. Cette fois, les pas étaient plus vifs. Je ne vois pas qui ça pouvait être hormis la jeune fille du quatrième, mais je crois qu’elle est partie en vacances. C’est idiot, mais mon cœur s’est mis à battre plus vite. Une nouvelle ombre est apparue, une main d’homme. Une silhouette assez grande. Il allait déboucher du virage quand la minuterie s’est arrêtée. Tout est devenu noir et je ne sais pas qui c’était, mais il est tombé, et pas à moitié. Ça a fait le bruit d’une demi-douzaine de porcelets qu’on jette dans un escalier. Il a juré. Je n’ai pas compris ce qu’il disait mais, au ton, Dieu en prenait pour son grade, peut-être avec une pointe d’accent. J’étais comme une folle. J’aurais voulu ouvrir la porte, rallumer la lumière et rentrer assez vite pour qu’il ne me voie pas afin de l’observer bien à l’abri derrière mon œilleton. Il a dû se faire un mal de chien. Il s’est frictionné. Je ne sais pas où, il faisait noir. Il a redit deux gros mots, puis il est monté à tâtons. Là, tout de suite, j’aurais crevé les yeux du crapaud qui avait réglé la minuterie si courte. Ricardo Patatras est là, je sens sa présence, j’entends ses pas juste de l’autre côté de ma porte. Il appuie sur l’interrupteur près de ma sonnette. La lumière revient, mais impossible de le voir sous cet angle. J’ai beau m’écraser la figure sur le battant et me tordre, il n’y a rien à faire. Même les poissons ont des limites. Il poursuit son ascension. C’est fichu. Gros trou d’air au moral. Une soirée foutue. Une vie gâchée. De toute façon, l’univers finira par exploser.