— Et toi, tes parents ?
Je ne le quitte pas des yeux. Sa réponse sera décisive. Soudain, un cri. Puis un autre. Ça vient du mariage. Des hurlements. Aucun doute, il ne s’agit ni de rires, ni de manifestations de joie.
— Tu as entendu ? me demande Ric.
Je hoche la tête. Je suis dégoûtée. Pour deux raisons. La première, c’est que cette interruption lui permet d’échapper à ma question. La seconde, c’est qu’au fond de moi j’ai déjà l’intime certitude que Jade est étroitement liée aux hurlements qui se multiplient.
57
Quand nous débouchons de l’allée forestière, il est clair que quelque chose d’anormal est en train de se passer. Les enfants se réfugient dans les jambes de leurs parents. Les personnes âgées se regroupent avec des exclamations horrifiées. Soudain, je vois passer Jade qui court comme une dératée, pieds nus, une planche à la main, avec à ses trousses trois pompiers australiens qui n’ont pas l’air de plaisanter. Elle zigzague entre les invités en hurlant :
— J’en ai eu un ! Aidez-moi à éclater les autres !
Près du barbecue, j’aperçois Brian, le meilleur copain de Steve, qui se tient la tête et, toute proche, Sophie qui fait pareil. Elle a du sang plein les doigts. Ric me dit d’une voix ferme :
— Aide Sophie. Je vais leur prêter main-forte pour capturer l’autre folle.
Jade court toujours, en vociférant. Une fois la première frayeur passée, les invités observent la scène surréaliste qui se joue devant eux. Une jeune femme hystérique qui cavale comme un suricate drogué, pourchassée par des grands baraqués qui ne comprennent même pas ce qu’elle hurle. Jade est sur le point de se faire capturer. Pour s’alléger dans sa fuite éperdue, elle se débarrasse de sa planche en la jetant sur ses poursuivants.
— Jamais vous n’aurez mon sang ! Drop dead my blood !
Je fonce vers Sophie. J’ai l’impression qu’elle sanglote. Mais non. Elle est morte de rire. Elle a quand même du sang plein le front.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu es blessée ?
— Tout va bien. On ne peut pas en dire autant de Jade. Non, mais regarde-la…
— Qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Elle s’est attaquée à Brian avec une planche parce qu’elle l’a pris pour un vampire. Je me suis interposée et j’en ai pris un coup aussi…
Je suis consternée. Brian rigole. Il me désigne les deux petites blessures qu’il s’est faites au cou avec la fourchette à saucisses. C’est vrai que ça ressemble à une morsure de vampire… Pauvre Jade, elle a trop regardé la télé. Brian retrousse les babines en m’exhibant ses dents blanches tel un monstre sanguinaire. Ce qui le rend surtout effrayant, c’est l’œuf de pigeon qui déforme sa tête. Elle n’a pas dû y aller de main morte.
Jade pousse des cris plus aigus que jamais. Elle s’est fait coincer. Les trois gaillards et Ric lui sont tombés dessus façon mêlée de rugby. Cette fois, les enfants n’ont plus peur, ils rient de bon cœur. Elle hurle comme une dingue, en deux langues. Les mecs ont beau être balèzes, ils ont du mal à la maîtriser. Il y a toujours un bras ou une jambe qui dépasse du tas et qui leur file des baffes. Même Géraldine n’a jamais connu ça en faisant des folies de son corps.
Brian et Sophie pleurent de rire. Sarah revient en courant avec des compresses et de l’alcool. Je lui prends les produits des mains :
— Laisse, je vais m’en occuper. Ton mariage était parfait, maintenant il est inoubliable.
Sarah n’est pas décidée à s’en amuser tout de suite.
— Tu te rends compte, prendre un invité pour un vampire ? Elle est malade !
Brian montre à nouveau ses grandes dents en grognant. Sarah se déride :
— Arrête ça, si elle te voit elle va t’en remettre un coup. Mais où a-t-elle pu trouver sa planche ?
Le coup de folie de Jade a au moins eu le mérite de dérider définitivement l’ambiance. Les Australiens déchaînés passaient désormais leur temps à faire les vampires pendant que Léna et les autres filles de la bande jouaient les victimes en pâmoison. Florence et Maude se sont occupées de Jade. Elles ont commencé par lui donner une douche glacée, puis elles lui ont fait la leçon. Le soir tombait lorsque notre tueuse de vampires a réapparu, coiffée comme une rescapée de naufrage avec une robe déchiquetée qui pouvait passer pour une création de grand couturier. Penaude, elle est allée voir Sarah et Steve pour leur présenter ses excuses. Elle est ensuite allée trouver Brian, qui était désormais totalement scotché à Sophie… Il a fait semblant d’avoir peur, avant de lui faire la bise puis de se jeter sur elle en la plaquant au sol pour faire semblant de lui mordre le cou. Il a encore fallu une heure pour la calmer.
Le soir, le chanteur est tombé de l’estrade parce que le petit podium s’est à moitié effondré. Maintenant, on sait où Jade a pris sa planche.
58
Ric et moi n’avions pas pu achever notre conversation, mais lorsqu’il m’a raccompagnée, j’ai saisi une information qui m’a instantanément rendue folle : lundi matin, il va aller courir. Pourtant, il ne devrait plus avoir aucune raison de le faire puisqu’il a pris sept jours « pour régler ce qu’il devait ». Il n’en a pas non plus besoin pour sa forme physique puisqu’il s’est largement entraîné en coursant Jade. Alors je vous le demande : pourquoi va-t-il encore cavaler ?
Je ne vais pas supporter d’attendre une semaine de plus pour obtenir quelques misérables bribes de réponse. Ça me tue. À la vitesse où j’assemble les pièces du puzzle, il me faudra un demi-siècle pour connaître sa couleur préférée. Alors cette fois, je suis décidée à employer les grands moyens :
— Sophie, je ne te dérange pas ?
— J’ai rendez-vous avec Brian dans dix minutes.
— Vos têtes vont mieux ?
— Super. Ça me fait mal de l’avouer, mais cette frappadingue de Jade m’a rendu un sacré service…
— En te tabassant avec une planche ? T’es vraiment une fille bizarre…
— Sans elle, Brian et moi aurions passé la soirée sans nous adresser la parole alors que là… Dis donc, Ric et toi, ça n’a pas l’air d’aller mal non plus ?
— C’est justement à cause de lui que je t’appelle. Qu’est-ce que tu fais demain matin ?
— Ah non ! Tes plans pourris, y en a marre !
— Sophie, c’est à l’amie que je m’adresse. Souviens-toi de tous les bons moments que nous avons partagés…
— J’aimerais ne me souvenir que des bons, mais il y a aussi les autres… Ça va être quoi cette fois ? Un marathon, le vampire ou les ovnis ?
— Une filature.
— Pardon ?
— Ric va aller courir et je ne sais pas où. Je suis certaine qu’il me cache quelque chose. On prend ta voiture, je me planque à l’arrière et on le suit.
— Non mais ça va pas ? Tu vas finir dans le même asile que Jade. Qu’est-ce que tu crois, qu’il te trompe ? Mais vous n’êtes même pas en couple ! Laisse-le respirer !
— Sophie, je suis désolée d’avoir à te le dire, mais venant de la fille qui a passé quatre heures dans le placard d’un vestiaire pour mater l’équipe de volley qui devait venir prendre sa douche, je trouve ça déplacé.
— Comment oses-tu ? Et toi, avec Didier, lorsque tu as voulu te mettre à la guitare électrique et que tu t’es électrocutée ?
— T’as raison ! J’avais oublié !
— Je m’en doute, alors que moi je n’oublierai jamais quand ils sont venus se savonner !
— Sophie, s’il te plaît, aide-moi.
— Je déteste quand tu prends cette voix-là. Je me fais toujours avoir. C’est déloyal.