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Tout à coup, j’ai un flash : je réalise dans quel secteur nous sommes. Je sais ce qui est situé de l’autre côté du bois ! On est tout proche du domaine des Debreuil. Là, juste derrière, se trouve la lisière de leur immense propriété, des dizaines d’hectares, la maison familiale, les ateliers et même l’usine du plus célèbre maroquinier du monde. Le puzzle commence à s’assembler dans ma tête lorsque soudain je vois Sophie jaillir de la haie comme un polichinelle à ressort. Elle cavale comme si elle avait une meute de lamas carnivores à ses trousses. Elle a des brindilles plein le bonnet et je crois que son chemisier est déchiré. Elle dérape à moitié devant la voiture et se rue à l’intérieur.

— Cache-toi sous la couverture ! Il revient !

Elle chope une carte routière au hasard et la déplie à l’envers.

— Tu as vu ce qu’il faisait ?

Elle halète.

— Tu as raison, ce garçon cache bien son jeu.

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Tais-toi, le voilà.

Je risque un œil. Ric retraverse la haie avec beaucoup plus de classe que Sophie. Il remonte la rue dans notre direction, je suis tétanisée. Il passe près de la voiture. Je crois même qu’il remarque Sophie avec sa carte. Sans doute pour avoir l’air plus naturelle, par sa fenêtre ouverte, cette andouille ne trouve rien d’autre à faire que de lui dire avec une voix de canard :

— Buenos dias, Señor.

C’est la première fois de ma vie que je me suis fait pipi dessus.

60

Sophie m’a tout raconté. À travers une jungle de lianes et de buissons, Ric s’est faufilé jusqu’à la clôture du domaine pour prendre des photos au téléobjectif. Selon elle, il a mitraillé une des portes de service à l’arrière de l’usine. C’est donc aux ateliers Debreuil que Ric veut s’attaquer. À la lumière de cette information, beaucoup de choses prennent tout leur sens : ses questions sur les métaux à Xavier, ses gros outils et ses livraisons. Tout à coup, je me dis aussi qu’il m’a sans doute invitée au concert parce qu’il voulait voir de près à quoi ressemblait l’héritière de la célèbre marque. Il s’est servi de moi comme couverture. J’en suis toute chamboulée. J’ai soudain l’impression de ne plus savoir à qui j’ai affaire. Je me sens trahie, perdue. Qu’y a-t-il de vrai dans notre relation ? A-t-il fait autre chose que me jouer la comédie ?

Ric m’a demandé si je me voyais vivre ailleurs parce qu’une fois son forfait accompli, il va partir et peut-être me proposer de le suivre. L’idée qu’il veuille m’emmener avec lui me touche. Voleur ou pas, je l’adore. Mais il s’est aussi servi de mon plus vieux copain, Xavier, pour préparer son sale coup. Je le déteste. Il me berce d’illusions et joue la complicité pour se forger un alibi. Je le déteste encore plus. Je m’étais pourtant juré de ne plus jamais me faire avoir. Dans ma tête, l’avocat et le procureur se hurlent dessus. Ils vont finir par se battre au milieu de la salle d’audience. Comment peut-on éprouver une telle attirance pour quelqu’un d’aussi malhonnête ? Je suis peut-être moi-même une immonde perverse ?

Lors de son énigmatique voyage, il est sûrement allé retrouver ses complices. Mais quels complices ? Peut-être est-il l’agent spécial d’une quelconque organisation gouvernementale qui enquête sur les malversations des entreprises Debreuil. J’aimerais pouvoir le croire. Je voudrais vraiment qu’il agisse ainsi pour une bonne cause. Soudain, l’image d’Albane Debreuil me revient, en robe bleue, ou en robe rouge, ou en tailleur, mais toujours avec des parures de bijoux incroyables. Et si Ric était là pour dérober ces joyaux ? Et s’il était un cambrioleur de génie préparant son plus grand coup ? Et si c’était son dernier braquage avant de disparaître à jamais à l’autre bout du monde ? Est-ce que je suis prête à le suivre ? Est-ce qu’il me le proposera ? Comment vais-je vivre avec toutes ces questions ? La réponse est simple : je ne vais plus vivre.

Cet après-midi, malgré mon état, il faut tout de même que j’aille rendre visite à Mme Roudan. Elle m’attend. Je ne lui apporte ni gâteau, ni légumes ou fruits. Elle n’y a malheureusement plus droit.

Lorsque je suis entrée dans sa chambre, je lui ai trouvé les joues creusées. Ses yeux brillent d’un éclat étrange. Elle a décliné mon offre d’aller faire un tour dans le parc. Elle s’efforce de sourire mais je sens bien à quel point cela lui coûte. J’essaie de la distraire mais, étant donné les sentiments qui me minent, il m’est difficile d’être légère. J’espère qu’elle ne devine pas que je me force.

La photo jaunie trône sur sa table de nuit. On y voit un homme de grande taille, avec un gilet de velours, une moustache et un chapeau mou. Il se tient bien droit devant le pilier d’entrée d’une propriété. Même si la plaque émaillée fixée dans la pierre est floue sur le cliché, on y distingue le numéro 20.

— Je peux vous poser une question ?

— Évidemment, Julie.

— Je ne veux pas être indiscrète…

— Je n’ai rien à te cacher.

— Qui est l’homme sur la photo ? Votre mari ?

Avec difficulté, elle étend son bras maigre. La perfusion la gêne. Elle saisit la photo :

— J’ai été mariée, Julie, il y a bien longtemps. Il s’appelait Paul. Mais ça n’a pas duré longtemps parce qu’il voyait quelqu’un d’autre, une femme plus riche et sans doute plus belle pour laquelle il m’a laissée tomber. À l’époque, ce genre d’histoire n’aidait pas à refaire sa vie. La réputation comptait beaucoup et plus personne ne m’a approchée.

— Vous l’aimez encore ?

— Paul ? Sûrement pas. Qu’il aille au diable ! Je crois d’ailleurs qu’il y est allé voilà quelques années.

— Alors pourquoi tenez-vous tellement à cette photo ?

— Ce n’est pas Paul qui est dessus. C’est mon frère, Jean. Lui me manque.

Sa voix s’éraille.

— Où est-il ?

— Au cimetière, avec mon père et ma mère. Il est mort voilà quatre ans.

— Vous l’aimiez beaucoup ?

— Je l’adorais. C’était mon grand frère. Mais nous ne nous étions pas adressé la parole depuis plus de vingt ans, depuis la vente de la maison que tu aperçois derrière.

— Une histoire d’héritage ?

— Une histoire de vie. Il était célibataire et moi aussi. Lorsque ma mère est décédée, j’ai proposé que nous habitions tous les deux dans la maison familiale. On aurait eu chacun notre étage. Lui vivait dans un petit appartement et moi aussi, chacun à un bout de la ville. Nous y aurions gagné tous les deux. On aurait eu plus d’espace, un jardin. On aurait aussi eu une famille. Mais il a refusé. Il ne voulait pas que je prenne la place de la femme qu’il espérait se trouver.

— Il en a trouvé une ?

— Même pas. Il m’a forcée à vendre, m’a envoyé la moitié des sous et nous ne nous sommes plus jamais parlé.

— Vous lui en voulez ?

— Je lui en ai voulu, mais aujourd’hui, je m’en veux surtout de ne pas lui avoir pardonné tant qu’il était encore là. Je n’ai plus ni maison, ni famille.

Son visage est calme, son regard posé. Comment peut-on parler de choses si graves sans la moindre passion ? L’émotion s’immisce en moi. Je voudrais lui dire qu’il n’est pas trop tard, je voudrais lui promettre que tout peut s’arranger, mais c’est impossible. J’ai déjà connu cette frontière, celle, infranchissable, qui sépare l’avant de l’après.