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— Julie, je souhaiterais encore te demander quelque chose. Pourrais-tu m’appeler Alice ? Personne ne m’a appelée par mon prénom depuis l’enterrement de maman. C’était il y a vingt-deux ans.

— Avec plaisir, Alice.

Nous sommes encore restées à parler un bon moment. Nous avons pleuré un peu. Elle m’a dit beaucoup de choses que j’ai écoutées avec attention. Le soir, lorsque je suis rentrée, j’ai eu envie d’appeler mes parents. J’étais heureuse d’entendre papa me parler de ses histoires de bricolage et maman de sa nouvelle coiffeuse qui lui a raté ses mèches. Je n’ai pas de frère. C’est peut-être pour cela que je tiens tant à mes amis. À défaut d’une grande famille de sang, je me suis construit celle du cœur. Je donnerais n’importe quoi pour savoir si Ric en fait vraiment partie.

61

Avant, je regardais Ric avec fascination. Maintenant, je l’observe avec inquiétude. Je suis à deux doigts de l’épier. Ces derniers mois, j’ai vécu avec l’intuition qu’il préparait quelque chose de douteux, mais cela ne m’a pas empêchée de tomber amoureuse de lui. Sa réalité surpassait mes scénarios les plus tordus. Il était plus fort que mes suspicions. Aujourd’hui, le doute n’a plus sa place. Je sais. Ce n’est plus mon imagination qui s’emballe en même temps que mon cœur, c’est mon cerveau qui bataille contre mes sentiments.

Il se montre toujours aussi gentil avec moi, je crois même pouvoir dire qu’il l’est de plus en plus. On se voit souvent, on passe d’excellents moments, comme un couple prêt à se former. Tout serait parfait si je m’en tenais à la partie émergée de l’iceberg. Mais je n’y arrive pas. Quand je vais chez lui, je me dis constamment que des secrets remplissent ses dossiers, que derrière ses portes de placards il accumule sans doute des outils coupables, ou pire, des armes et des explosifs. Je voudrais voir à travers la matière, comme les super-héros dans les films de science-fiction. Je rêve de pouvoir promener mon regard pour tout voir, tout lire. Certainement pas pour le trahir ou l’empêcher d’agir. Non. Je suis assez lucide pour savoir qu’au sujet de Ric, j’ai abdiqué toute objectivité. Je veux seulement savoir s’il est un monstre dans un costume de prince charmant, ou l’homme que j’espère.

Heureusement que Sophie était avec moi lorsque j’ai découvert où il se rendait en cachette. Seule, je n’aurais pas pu assumer le poids de cette vérité. Elle m’en parle, me demande comment je vais, ce que je compte faire. Les jours passent, les nuits aussi, j’y réfléchis sans arrêt et j’ignore toujours comment m’y prendre.

Parfois, Ric appelle ou passe, et j’ai l’impression qu’il est plus enthousiaste de notre relation que moi-même. Un comble.

Quand je suis à la boulangerie, je garde toujours un œil sur la rue et je le vois régulièrement passer pour aller courir. J’ai remarqué une chose : il ne fait jamais signe quand il part. Au moment du départ, il est concentré, fermé. Par contre, au retour, presque à chaque fois, quand il ne rentre pas acheter quelque chose, il me salue au moins à travers la vitrine. Entre le début et la fin de ses périples, il n’est pas le même. Jekyll et Hyde. Dr Ric et Mister Patatras. Tu parles d’un titre…

Le 10 octobre, dans neuf jours, c’est mon anniversaire. Ric m’a déjà invitée chez lui pour le samedi qui suit. Cette attention aurait suffi à faire mon bonheur pour dix vies s’il n’y avait pas cette question qui me brûle les lèvres chaque fois qu’il est près de moi.

Je suis dans la boutique en train de trancher un pain de campagne à la machine. Lorsque je me retourne, il est là.

— Salut Julie !

— Bonjour Ric.

Mme Bergerot a compris depuis longtemps ce qu’il représente pour moi. À chacune de ses visites, elle s’arrange pour prendre le relais et me laisser le loisir de le servir.

Ric désigne un gâteau dans la vitrine :

— Si je prenais la grande tarte qui est là, est-ce que tu viendrais la partager avec moi ce soir ?

« C’est si tu ne réponds pas à ma question que tu vas la prendre, la grande tarte. Pourquoi rôdes-tu près des ateliers Debreuil ? »

— Pourquoi pas ?

— Alors je l’achète et je t’attends vers 20 heures.

« Qu’est-ce que tu mijotes ? Je t’en supplie, Ric, avoue-le-moi. »

— J’arrive dès que j’ai fini mon travail.

Quelque temps auparavant, si une fée m’avait offert le pouvoir magique de lui poser une seule question à laquelle il répondrait sans mentir et sans qu’il se souvienne de rien ensuite, j’aurais rêvé de lui demander s’il m’aimait vraiment ou pourquoi il ne m’embrassait pas encore. Aujourd’hui, l’obsession de savoir ce qu’il fomente et la peur que cela ne nous éloigne a pris le pas sur tout. À croire que je suis abonnée aux cas sociaux.

Lorsqu’il est sorti de la boutique, Mme Bergerot s’est approchée de moi :

— Loin de moi l’idée de me mêler de ta vie privée, mais je sens qu’en ce moment tu es moins gentille avec ce garçon. Pourtant, il a l’air très bien. Tu ne l’aimes pas ?

« Il a effectivement l’air très bien et j’en suis raide dingue mais… »

— Je me pose des questions.

— Je n’ai pas la prétention de te donner des conseils, Julie. Mais en amour, il vaut parfois mieux laisser son intelligence de côté pour écouter son cœur. La solution la plus réfléchie est rarement celle qui fait le bonheur. Suis ton instinct.

Elle a mis le doigt dessus. Pile. Réfléchir et douter ou se laisser vivre en espérant ne jamais se réveiller. J’ai envie de me blottir dans les bras de Mme Bergerot et de tout lui confier, de pleurer comme la petite fille que je ne suis plus.

Tout à coup, je la vois changer d’expression. Par la vitrine, elle vient de repérer un nouveau présentoir de fruits qui, comme par enchantement, prend sa place devant notre vitrine…

— Qu’est-ce que c’est encore que ça ?

« Sûrement Mohamed qui avance un nouveau pion dans la drôle de partie que vous jouez tous les deux. »

— Vous voulez que j’aille voir ?

— Laisse, ma fille, je vais y aller moi-même. Il faut de l’expérience pour gérer ce bonhomme.

« Ben voyons. »

62

Mes parents sont arrivés trois jours avant mon anniversaire. Ils reviennent toujours dans la région à cette époque, un peu pour revoir leurs amis restés dans le coin, surtout pour être avec moi au moins une fois par an. Le temps passe vite. En bons retraités, ils ont des emplois du temps de ministres et moi j’ai ma vie. Maman dit que l’on se verra certainement plus lorsque j’aurai des enfants. Elle a sans doute raison.

Pendant leur séjour, ils logent chez les Focelli, d’anciens voisins. J’allais à l’école avec leur fils, Tony, mais on n’a jamais été très proches. Déjà, dans le bac à sable, il se prenait trop au sérieux. Il braillait à qui voulait l’entendre que ses châteaux étaient les plus beaux. Il a conservé cette attitude en grandissant, il prétendait faire les meilleures rédacs et avait les vêtements les plus à la mode. Il a épousé la plus belle fille et je suis certaine que lorsqu’ils ont divorcé, au lieu d’être simplement malheureux et d’essayer de changer, il a crié partout qu’il avait le meilleur avocat. Un autre dieu vivant. Pourtant, ses parents ne sont pas comme ça et je me suis toujours bien entendue avec eux.

Papa et maman ont absolument voulu nous inviter, Ric et moi, au restaurant. Quand je pense à la façon dont ils ont insisté, j’ai l’impression qu’ils sont plus heureux de le rencontrer que de me revoir. Ils seront bien déçus lorsqu’ils verront les gros titres des journaux : « TON FUTUR GENDRE EST EN CABANE » ; « EXCLUSIF : LE PÈRE POTENTIEL DE CEUX POUR QUI VOUS ALLEZ CREUSER UNE PISCINE EST UN DANGEREUX CRIMINEL ! »