Il a fait l’effort de se raser et de mettre une jolie chemise. Lorsqu’il est entré, il s’est arrêté pour regarder partout autour de lui.
— J’ai l’impression que ça fait une éternité que je n’étais pas venu ici.
« Il ne tient qu’à toi d’avoir la clé. »
Il reprend :
— Je n’ai même pas eu le temps de démonter le disque dur de ton ordinateur. Tu ne m’en veux pas ?
— Ce n’est pas bien grave, tu as autre chose à faire.
« Comme piquer des plans ou prévoir par quelle bouche d’aération tu vas infiltrer le musée Debreuil… »
Il s’apprête à m’aider à dresser la table mais je l’oblige à s’asseoir :
— Tu tiens à peine debout. Laisse-moi faire.
« Tu as l’air tellement crevé que je suis prête à te proposer de te faire la courte échelle pour ton casse. Je porterai tes sacs… »
Il demande des nouvelles de mes parents, de Xavier et des autres. Il enchaîne avec une analyse de ma situation à la boulangerie. Il a un don pour me faire parler, ce qui lui évite d’avoir à se dévoiler. Je ne suis même pas certaine que cette stratégie soit consciente. Je crois qu’il agit ainsi avec tout le monde, tout le temps, depuis toujours. Il se protège. Je voudrais pouvoir lui offrir autre chose.
Avec le peu qu’il mange, le repas ne dure pas bien longtemps. Ses yeux brillent de plus en plus mais c’est à cause de la fièvre. Jusque-là, il s’est toujours arrangé pour que notre conversation ne s’aventure pas sur des terrains trop proches de lui. À ce stade du dîner, je dois pourtant passer à l’offensive :
— Ta maladie ne t’a pas trop pénalisé au niveau du travail ?
— Rien de catastrophique. J’ai simplement décalé les rendez-vous.
— Pas d’urgence ?
— Non, j’ai eu de la chance.
— Tu vas prendre des vacances d’ici la fin de l’année ?
— Je n’en sais encore rien. Et toi ?
« Bien joué, mais je ne vais pas tomber dans le panneau. »
— Non. Quelques jours par-ci par-là.
Je repars à l’attaque :
— Tu vas aller voir ta famille pour les fêtes ?
— Il reste encore deux mois, j’ai le temps de décider. Et toi, tu as eu du neuf pour l’appartement de Mme Roudan ?
« Coriace, l’animal. »
— Le dossier est entre les mains du notaire. Elle m’a fait un beau cadeau.
Les aiguilles de la pendule tournent. Je dois lui parler avant que le loup ne rentre dans sa tanière. Il a sans doute déjà noté que je ne laisse plus vagabonder nos propos à sa guise. Je le regarde bien en face :
— Ric, si tu as des problèmes, tu sais que tu peux m’en parler.
Il a un rire nerveux. Point sensible.
— Mon seul souci pour le moment, c’est cette satanée grippe et tu m’aides déjà beaucoup.
— Je ne parle pas de ça.
Je n’arrive pas à soutenir son regard. Je baisse les yeux :
— J’ignore si tu le sais, mais tu es très important pour moi.
— Merci Julie, tu l’es aussi.
— Je ne veux pas que quelque chose t’arrive…
— Rassure-toi, il ne va rien m’arriver.
— Parce que si tu avais quoi que ce soit, même de difficile à dire, rappelle-toi que je suis prête à l’entendre…
Il me fixe étrangement. Dans son attitude, quelque chose se tend. Je le connais. Il est en train de se fermer. Sa bouche se rétracte au point de n’être plus qu’un trait. J’ai peur mais je ne dois pas reculer.
— Ric, il nous arrive à tous de faire des bêtises ou de se fixer des buts impossibles…
Son regard se durcit.
— Julie, qu’est-ce que tu essaies de me dire ?
Sa voix est froide.
— Mon but est de t’aider, Ric, rien de plus.
— C’est très gentil et j’apprécie vraiment tout ce que tu fais pour moi, mais je t’assure que tout va bien.
— Je voudrais qu’il n’y ait aucun secret entre nous. J’aimerais vraiment que tu aies assez confiance en moi pour me dire tout ce qui te préoccupe.
Il tourne la tête. Son visage fuit. Lorsqu’il me regarde à nouveau, ce n’est plus le Ric que je connais. C’est un étranger qui fusille l’intruse qui cherche à forcer son intimité.
Faut-il que j’insiste ? Dois-je rester sur l’insupportable malaise qui s’est installé entre nous ? Il doit se douter que je sais quelque chose. Il a sans doute peur. Il faut que je le rassure mais je n’en ai ni la force, ni la méthode. Je suis au bord des larmes. Tout ce que je trouve à faire, c’est lui tendre la main. Il ne la saisit pas.
— Ric, je ne veux pas te perdre. Tout ce que je souhaite, c’est vivre près de toi et peu importe la vie que tu nous choisiras. Je ne cherche pas à te raisonner, je ne tenterai jamais de t’entraver mais je t’en supplie, confie-moi ce qui va jusqu’à te rendre malade.
Il se contient mais je sens bien qu’à l’intérieur il bout. Ce n’est pas du tout la réaction que j’espérais mais il est trop tard. Il fait tournoyer sa fourchette nerveusement, comme une arme qu’il s’apprêterait à lancer. Il réfléchit une dernière fois avant la charge. Soudain il me fixe et se lève :
— Julie, je t’aime beaucoup mais je vais y aller. Je crois qu’il est préférable de ne pas nous voir pendant quelque temps. Je t’appellerai. Merci pour le dîner.
Il quitte mon appartement. Le claquement de la porte me fait l’effet d’un coup de fusil en plein cœur.
Nous sommes le 19 octobre, il est 21 h 23 et je suis morte.
68
Il fait nuit, un peu froid. Sur le balcon de l’appartement de Jérôme, je frissonne en regardant la ville qui scintille. L’idée stupide de sauter par-dessus la rambarde me traverse l’esprit, mais je vois d’ici la baffe que me collerait Mme Roudan à mon arrivée au paradis. Je ne suis d’ailleurs pas du tout certaine d’y aller, surtout si les chats et leurs neuf vies ont leur mot à dire. La fête de divorce de Jérôme se déroule à merveille. J’ai l’impression que certains, arrivés célibataires, repartiront en couple. Jérôme discute avec l’ex-femme de son premier mariage. Ils rient ensemble. Ce serait drôle qu’ils se remarient… Je les observe de l’extérieur à travers la baie vitrée. J’aperçois aussi le messager du destin, le drôle de type avec sa tête d’écureuil. Il parle à une jolie fille aux cheveux très courts. Il lui demande probablement ce qu’elle a fait de plus idiot dans sa vie. Peut-être sa coupe de cheveux. Il y a plus grave.
S’il vient me reposer la question, je sais quoi lui répondre : mon acte le plus irréfléchi a été de me mettre à dos l’homme que j’aime. Quelques heures avant, nous avions toutes nos chances. Il lui restait encore assez de temps pour me proposer de fuir avec lui. Il nous restait suffisamment de temps pour nous enlacer et sentir la force du sentiment que nous partagions peut-être. J’avais encore le temps de le faire renoncer à son projet autrement qu’à travers un interrogatoire. Nous n’en sommes plus là.
La confiance est la base de tout. J’aurais dû lui faire confiance, le laisser abattre ses cartes comme il le voulait sans fouiller dans son jeu. Si ce soir Jérôme organisait l’élection de Miss Foirade, je serais certaine de remporter la coupe haut la main. Perdre Ric, qu’est-ce qui pouvait m’arriver de pire ? Son image quittant mon appart, sa voix me disant qu’il valait mieux ne plus nous voir, la douleur qui m’a alors écrasé la poitrine, jamais je ne pourrai les oublier. Ces cicatrices-là ne se voient pas, mais vous les sentez toujours.