— Je ne sais pas comment vous remercier.
— Je n’ai rien fait. Le plus dur a été de me retenir de faire pipi.
J’ai envie de la prendre dans mes bras mais je n’ose pas.
— Je peux vous poser une question ?
— Bien sûr, mais dépêche-toi, c’est bientôt le coup de feu de la sortie des écoles…
— Pourquoi avez-vous accepté de vous lancer dans ce truc insensé ?
Elle hésite, puis dit doucement :
— Tu sais, Julie, je n’ai pas eu la chance d’avoir d’enfant. Je te connais depuis longtemps et ton arrivée à la boutique a fait du bien à tout le monde, surtout à moi. Tu es un peu la fille que Marcel et moi aurions aimé avoir. Alors cet après-midi, en une fois, j’ai fait un peu de toutes les folies que les parents font pour leurs petits. Et maintenant, file ouvrir.
Mme Bergerot rajuste son manteau et sa coiffure. Elle ne ressemble pas à une grande dame, elle en est une.
74
J’ai toujours regardé les choses et les gens en sachant que j’allais les perdre. Mon plan a lamentablement échoué. Je vais tout de même aller voir Ric pour lui avouer ce que j’ai tenté. Je ne crois pas que cela changera la situation. Il me suffit de repenser à son dernier regard pour avoir peur.
Je frappe à sa porte. Elle finit par s’entrouvrir.
— Julie, je t’avais dit que je reviendrais vers toi plus tard.
— Je sais, Ric. Je me souviens précisément de tout ce que tu m’as dit. Mais il faut que je te parle, ce soir. Après je ne te dérangerai plus jamais.
Déstabilisé, il me laisse entrer et déclare :
— Je n’ai pas beaucoup de temps.
« Je m’en doute. »
— Je m’en doute, avec ce que tu prépares.
De surprise, il lève un sourcil.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je sais que tu vas t’introduire au domaine Debreuil pour un cambriolage.
Il blêmit.
— Tu vas tenter de forcer la vitrine numéro 17.
— Julie, qu’est-ce que tu racontes ?
— Ne m’interromps pas, s’il te plaît. Ensuite, tu n’entendras plus parler de moi. Je suis simplement venue te prévenir que cette vitrine est vide. Elle ne contient aucun bijou. Il faut aussi que tu saches que tu n’arriveras jamais à pénétrer dans cette salle. Elle est protégée par une porte blindée, des gardes et des systèmes électroniques dans tous les sens.
Il tire une chaise et se laisse tomber dessus. Je reste debout et j’enchaîne :
— Tu n’as aucune chance, Ric. Je ne sais pas quelle fortune tu veux dérober mais tu n’y parviendras pas. J’ai même pensé te proposer mon aide. Pour toi, j’aurais été prête à ramper dans les gaines d’aération ou à faire le guet, mais c’est inutile.
— Comment sais-tu tout cela ? Comment connais-tu cet endroit ? Tu travailles pour eux ?
— Non, Ric. J’y suis allée cet après-midi, pour toi. J’ai tout visité. J’ai tout vu.
— Bon sang, comment as-tu fait ?
— Peu importe. Ce qui compte, c’est que j’ai pu mesurer concrètement l’infaisabilité de ton opération. Ric, laisse-moi tomber si tu veux mais, je t’en supplie, renonce à cette folie-là.
En proie à des sentiments aussi violents que contradictoires, il s’agite sur sa chaise. Il me regarde :
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Parce que je t’aime, Ric. Parce que je préfère tout risquer avec toi plutôt que de faire semblant d’être heureuse sans toi. Si tu disparais, tu pars avec ma vie. Elle n’aura plus d’intérêt pour moi. Je ne sais pas pourquoi tu veux dérober ces bijoux, et je t’avoue que cette question me torture depuis des mois. Mais je sais qui tu es. Je le perçois quand tu parles, quand tu cours, même quand tu dors.
Je ne vais pas réussir à me retenir de pleurer.
— Je ne sais pas grand-chose, Ric, mais je sais au moins que, si je te perds, ma vie ne sera plus jamais la même. J’aurai manqué la chance que tu représentes. Je peux aimer le monde entier, à condition que je puisse t’aimer toi d’un amour qui ne ressemble à aucun autre. Je suis prête à tout quitter, à tout perdre pour vivre à tes côtés.
Il baisse la tête, mais je n’en ai pas terminé :
— Au point où j’en suis, Ric, autant tout t’avouer. C’est parce que je voulais savoir qui tu étais que je me suis coincé la main dans ta boîte aux lettres. Chaque fois que tu dis quelque chose, je le grave dans ma mémoire. Je me souviens de tous tes regards, de chacune des fois où tu m’as embrassée. Ça n’est pas arrivé si souvent… Si tu savais le nombre de fois où j’ai espéré que tu me prennes dans tes bras…
Il se prend la tête dans les mains et soupire.
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé avant ?
— Parce que j’avais peur ! Peur de te perdre, peur que tu ne me rejettes ! Tiens, au fait, je t’ai rapporté un petit souvenir de ma visite au musée.
Je fouille dans le sac plastique que je serre depuis tout à l’heure comme une bouée de sauvetage.
— Tu m’as bien offert un pull d’homme, alors tu ne m’en voudras pas de t’offrir un sac à main.
Je lui tends le vieux sac usé. Il est médusé.
— Voilà ce qu’il y avait dans la vitrine 17. Pas de quoi prendre sa retraite aux Bahamas.
Il reste figé comme une statue, le regard fixe.
— Tu n’en veux pas ?
Je pose le sac sur la table, devant lui. Je suis en larmes.
— Et maintenant, je vais te laisser. Je ne t’oublierai jamais.
Il tend la main pour saisir le sac. Il tremble.
— Julie, s’il te plaît, reste. Je dois te parler.
75
Ric me regarde et entame d’une voix qu’il s’efforce de maîtriser :
— Mes parents travaillaient comme cordonniers plus au sud. Nous étions une famille modeste. Ma mère faisait les marchés et récupérait le travail chez les chausseurs du coin. Mon père passait ses journées au fond de notre garage, sur des machines achetées d’occasion. Il a travaillé quelque temps sur les selleries de constructeurs automobiles, mais il avait l’impression d’être exploité. Alors lui et ma mère ont fait le choix de rester modestes mais libres. Pendant son temps de repos, il me fabriquait des jouets avec les chutes de cuir, des holsters pour mes revolvers en plastique, des animaux fantastiques, des déguisements. J’adorais l’observer. C’est avec lui que j’ai appris que le travail, c’est parfois de l’amour rendu visible. Il fallait le voir faire glisser les pièces de peau sous les grosses aiguilles, passer la teinture, lustrer les pièces au chiffon doux, les lisser de la paume… Un jour, mes parents ont entendu parler d’un concours pour une grande marque. Il s’agissait d’imaginer le sac à main du futur. Ma mère et mon père ont donné le meilleur d’eux-mêmes, ils ont conjugué leurs talents.
Il pose la main sur le vieux sac usé, doucement, comme une caresse.
— Julie, sans le savoir, tu m’as rapporté ce que je voulais reprendre. Un souvenir. Une preuve.
Il se lève et va chercher un cutter. Il ouvre le sac avec précaution, ému, et commence à découper la doublure élimée.
— Mes parents ont créé ce prototype pour Alexandre Debreuil. Il ne les a jamais payés. Il leur a dit qu’il les recontacterait. Ils n’ont plus jamais eu de ses nouvelles. Quelques années plus tard, dans une revue qu’elle feuilletait chez le médecin, ma mère est tombée sur une publicité vantant la copie exacte de leur projet. Le reste appartient à l’histoire. Les Debreuil ont fait fortune grâce à ce que mes parents ont créé. Mon père ne l’a pas supporté. Un cancer l’a emporté moins d’un an plus tard. Ma mère n’a pas eu la force de se battre. Elle s’est entièrement consacrée à moi avant de se laisser dépérir à petit feu. Je me suis juré de les venger, de rétablir leur honneur et la vérité, de faire le procès qu’eux n’avaient pas osé entreprendre.