J’essaie d’éclairer au mieux mais l’enveloppe du dessus gêne la lecture. En me servant de ma lampe, juste à la bonne taille pour passer dans la fente, je dois pouvoir la repousser. Je glisse ma lumière le plus loin possible. Il manque encore quelques centimètres. Je la tiens du bout des doigts, je fais encore un petit effort. J’y suis presque et soudain : badaboum dans la boîte de Patatras ! La malédiction frappe encore. Ma lampe est tombée sur son courrier, allumée. D’un seul coup, sa boîte aux lettres ressemble à une petite maison de poupée éclairée. Alors là on va mettre le salon, ici la cuisine, et la poupée Youpi entrera quand elle aura la clé. Non mais je déraille ! J’ai encore fait une ânerie. Il faut que je récupère ma lampe. Alors je passe les doigts — après tout, elle n’est pas si loin. Je dois pouvoir y arriver, j’ai les mains fines. Je force. Cette méchante poupée Youpi pourrait m’aider. Je me sens comme ces pauvres petits singes pris dans les pièges des braconniers avec leurs minuscules mimines qui ne veulent pas lâcher la cacahuète dans la noix de coco. Je touche la lampe, le bout de mon majeur l’effleure. Elle glisse. Retiens-la, poupée Youpi, ou je t’arrache la tête ! Je n’ai pas le choix, j’enfonce encore plus ma main. La paume est presque entièrement rentrée, mais la lampe m’échappe toujours. Il n’y aura pas de seconde chance, alors je pousse de toutes mes forces, quitte à me faire mal. Ça y est, je me suis broyé la main, mais la paume est passée. Maintenant, c’est le poignet qui souffre, le cerclage métallique de la fente me détruit la peau après m’avoir laminé la main. Tout à coup : le cauchemar, l’effroi. J’entends le grésillement de la gâche électrique de la porte de l’immeuble. Quelqu’un a fait le code et s’apprête à entrer. Il va me trouver comme une gourde suspendue à la boîte du voisin. Je sais maintenant ce qu’éprouve un lapin pris dans les phares d’un camion qui fonce. Mon Dieu, je vous en supplie, faites que ce soit un des vieux qui ne voient pas bien clair ! Ou alors faites que je devienne invisible ! Je suis tellement paniquée que je crois que j’ai demandé ça à voix haute. Vous réalisez tout ce que Dieu doit entendre comme prières stupides ? C’est presque mieux s’il n’existe pas, ça fait un témoin de moins de notre stupidité. La porte s’ouvre. Avec le contre-jour et la main immobilisée qui m’empêche de me retourner, je n’arrive pas à identifier de qui il s’agit.
— Qu’est-ce qui vous arrive ?
Une voix d’homme. C’est lui, il est là, je reconnais ses quatre doigts et ses chaussures. Je vais tomber dans les pommes. Mon corps restera suspendu par ma main prisonnière de sa boîte aux lettres. Je titube, ma vue se brouille.
— Mais vous êtes bloquée ! Attendez, je vais vous aider.
Mon Dieu, faites qu’il y ait une explosion ! Que quelqu’un tombe dans l’escalier avec une bonbonne de gaz pour faire diversion ! Pas Mme Roudan, elle est gentille, mais ce débile de prof de gym ce serait bien. Le sort s’acharne encore contre moi. Rien n’explose. C’est qui le saint patron des coincés ? Qu’est-ce qu’il attend pour intervenir ?
Il s’avance, il est plutôt grand. Il me saisit le poignet. Sa main est chaude, douce. L’autre aussi. Il est près de moi. Et il dit :
— Mais c’est ma boîte !
Est-ce qu’il existe un truc plus fort que tomber dans les pommes mais moins fort que mourir ? Parce que c’est ce qui va m’arriver. Ce n’est pas mon cerveau qui explose, mais tout mon corps. C’est la première fois que je rencontre ce garçon avec un nom rigolo, et je suis telle la souris coincée par la tapette. Maintenant, je comprends les rois, les chevaliers et les saintes qui, dans ce genre de situation, ont juré que s’ils s’en sortaient, ils feraient construire une basilique. Le problème, c’est qu’avec mon compte d’épargne, j’ai seulement les moyens de faire bâtir une niche ou un grand terrier. Mais je promets de le faire. Dans l’immédiat, je ne suis pas en mesure de lever la main pour jurer, mais le cœur y est. En plus, depuis qu’il tire dessus, je souffre le martyre. Je suis à deux doigts de la béatification. Sainte Julie, madone des boîtes aux lettres. Il faut se rendre à l’évidence : je ne suis pas certaine de pouvoir retirer ma main un jour. Il y a eu un effet harpon. C’est rentré mais ça ne sortira plus. Je vais certainement passer le reste de ma vie avec sa porte de boîte aux lettres comme bracelet. Vous imaginez le calvaire pour enfiler une robe un peu moulante ?
Il se place derrière moi et m’enlace.
— Je vais vous soulever. Ça vous soulagera et ce sera plus facile pour vous dégager. Mais comment avez-vous fait ?
Ses bras m’entourent, son torse se plaque contre mon dos. Je sens son souffle dans mon cou. C’est scandaleux mais je me fiche complètement de mon poignet, je suis bien. Plus tard, je soignerai mon articulation, je lui mettrai une attelle, des compresses, des pommades bio, mais pour le moment je ne sais pas ce qui m’arrive. Je m’envole.
— Vous êtes drôlement coincée. S’il vous plaît, parlez-moi. Vous n’allez pas faire un malaise ?
Je suis prête à rester des heures contre lui, la main dans un piège à loup de la poste.
— On n’arrivera pas à vous sortir de là comme ça. Il faut des outils.
Il me repose délicatement, mon bras se tend à nouveau et j’ai l’impression que la boîte me l’arrache. La douleur m’aide à reprendre mes esprits. À bout de forces, je lui murmure :
— Dans l’immeuble d’à côté, au 31, il y a une cour. Au fond, dans un garage, vous trouverez Xavier, il aura les outils…
— Vous ne préférez pas que j’appelle les pompiers ?
— Non, allez voir Xavier, il a ce qu’il faut.
— Essayez de tenir bon, je reviens tout de suite.
Ses mains se sont ouvertes, glissant sur mes avant-bras. Il s’est éloigné. J’ai eu froid. Il est sorti en courant. Il m’avait touchée, il m’avait parlé à l’oreille, il m’avait serrée contre lui, mais je n’avais toujours pas vu son visage.
8
« Ici repose Julie Tournelle, morte de honte il y a une heure. » Voilà ce qui aurait été marqué sur ma tombe, avec à côté des petites plaques en marbre déposées par mes proches : « Je vais vendre moins de croissants » — sa boulangère. « Ça t’apprendra à toucher aux affaires des gens que tu connais pas » — Géraldine. « Vous avez fait un mauvais placement avec votre main » — signé Mortagne avec le logo de la banque.
Je ne suis pas restée longtemps toute seule accrochée à la boîte aux lettres, mais ça m’a semblé durer une éternité. En attendant, j’ai essayé de choisir quelle attitude adopter pour être la plus digne possible à son retour. Je n’ai rien trouvé de satisfaisant. M. Patatras est revenu avec Xavier et une pince à découper la tôle. À eux deux, ils ont bousillé sa porte de boîte et m’ont libérée. Xavier s’est inquiété, mais lorsqu’il a vu que j’allais survivre et que j’étais entre de bonnes mains, il est reparti souder ses ferrailles. M. Patatras m’a emmenée à la pharmacie un peu plus bas, et M. Blanchard, le patron, m’a soignée. Mon sauveur a été d’une discrétion absolue, expliquant simplement que je m’étais blessée dans une porte. En revenant, il me soutenait par mon bras valide, comme une grand-mère.
— Mais vous boitez, aussi…
« C’est l’autre soir, je suis tombée à poil comme une andouille quand je courais pour voir ta tronche dans l’escalier. »
— Ce n’est rien, une mauvaise chute.
Quand on est entrés dans l’immeuble, j’ai eu un réflexe de recul en voyant les boîtes aux lettres. Maintenant, je sais ce que ressentent les anciens du Vietnam en revoyant des cages en bambou. La petite porte en tôle gisait sur le sol, déchiquetée comme si on avait posé une bombe. Il l’a ramassée d’un geste élégant en disant :