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— Je ne vais pas vous laisser comme ça, venez chez moi.

Je n’osais tellement pas y croire que j’ai cru qu’il parlait à sa petite porte. Pourquoi il la vouvoie ? Elle est à lui, quand même.

Et c’est ainsi que je me retrouve assise à sa table, au milieu des cartons. J’essaie de le regarder sans qu’il s’en aperçoive. Je trouve Mme Bergerot sévère lorsqu’elle prétend qu’il a un petit charme. Il est carrément à tomber, oui ! Des yeux noisette, deux, une mâchoire de mec, un vrai sourire, des cheveux bruns courts mais pas trop. Et il doit faire du sport. Pas de la gonflette, du sport. Et moi, quelle tête je dois avoir ? Un cochon d’Inde qui a pris la foudre et qui le dévisage béatement.

— Je suis désolé, déclare-t-il, la cafetière est quelque part dans une de ces caisses. Je n’ai que de l’instantané à vous proposer.

— Ce sera parfait.

Je déteste le café. Je n’aime pas l’odeur et c’est un désastre écologique. Je ne comprends pas comment ce jus a pu devenir un code social aussi universel. Comme quoi on peut faire accepter n’importe quoi aux gens si on insiste longtemps. Mais je ne vais pas lui dire ça. Je vais me taire et le boire.

Il a des gestes sereins. Il n’hésite pas. Tout est fait dans l’ordre, avec assurance, et cela se sent même lorsqu’il pose une tasse. Il se tourne et va vers l’évier. Il a des fesses magnifiques. L’angoisse m’envahit. Faites que ce ne soit pas un mauvais garçon…

— Vous jouez d’un instrument de musique ?

Par-dessus son épaule, il me jette un regard amusé :

— Pourquoi cette question ? Vous craignez pour la tranquillité de l’immeuble ?

— Non, simple curiosité.

— Je n’en joue pas. Et pour le calme de l’immeuble, n’ayez aucun souci, je suis quelqu’un de discret.

Pendant qu’il fait chauffer l’eau, je scrute tout ce qui traîne. Ses vêtements sont bien pliés. C’est la première fois que je vois un garçon ranger ses habits alors qu’il n’attendait aucune visite. Il est peut-être gay ? J’aperçois une truelle. Il est peut-être maçon ? Ça lui irait bien, un casque et une chemise à carreaux ouverte sur ses pectoraux. Sur une caisse, il y a un ordinateur portable ouvert. Il n’a pas perdu de temps pour se connecter. Il passe peut-être des heures à jouer en ligne ?

Il revient à la table et s’assoit en face de moi. Il verse l’eau chaude dans ma tasse et la fait glisser vers moi. Ça pue le café.

— Combien de sucres ?

« Trente-huit, pour ne plus sentir le goût écœurant. »

— Deux, merci.

— Comment vous sentez-vous ?

— Mieux. Je suis vraiment désolée pour votre…

— Aucune importance. Un jour, vous me direz comment vous vous êtes retrouvée ainsi.

— Je voulais récupérer ma lampe…

Il n’insiste pas. Il me regarde, posément.

— Vous habitez ici depuis longtemps ? demande-t-il.

— J’ai toujours vécu dans le quartier, mais je suis dans l’immeuble depuis presque cinq ans. Deuxième gauche.

— Dites donc, il est spécial, votre copain Xavier. Dans son garage, j’ai aperçu une sorte de grosse voiture bizarre. On dirait un vaisseau de science-fiction en cours de construction. Il fabrique cet engin lui-même ?

— Depuis qu’il est gamin, il est passionné par les véhicules blindés. On se connaît depuis la maternelle. Il aurait voulu s’engager dans l’armée mais il a été recalé aux tests. Un vrai drame pour lui. Alors il s’est mis en tête de s’en construire un.

— Tout seul ? Dans son garage ?

— Il y passe tout son temps libre. C’est quelqu’un de bien. Vous verrez, il y a des gens vraiment sympas dans le coin. Si vous avez besoin de savoir quoi que ce soit sur le quartier, un resto, une balade, n’importe quoi, vous n’avez qu’à me demander.

— C’est gentil. Je viens d’arriver et je ne connais pas la ville. Je teste petit à petit. Pour ce soir, j’ai acheté des crevettes à la diable chez le traiteur asiatique.

« Adieu Ricardo, je ne te reverrai jamais. Je suis bouleversée. »

J’avale mon café pour me donner une contenance. Il regarde sa montre.

— Mais je suis là à vous faire perdre votre temps, dis-je. Vous avez sûrement beaucoup à faire.

— Je gère. Personne ne m’attend. Par contre, chez vous…

— Personne ne m’attend non plus.

— Si j’avais su, j’aurais pris plus au chinois et je vous aurais invitée.

« Assassin ! »

— Vous en avez déjà assez fait pour moi aujourd’hui.

Il m’a raccompagnée. Sur le pas de son appart, on était comme deux empotés. Si j’avais été honnête, je lui aurais dit de ne pas toucher aux crevettes. Je n’ai pas osé. La honte me ronge encore. J’ai préféré qu’il soit malade comme un chien plutôt que de risquer d’être ridicule une deuxième fois. C’est moche.

— Au fait, s’exclame-t-il en retournant à sa table, n’oubliez pas votre lampe. Vous devez y tenir beaucoup pour avoir pris tous ces risques…

Je me demande si, à défaut d’un quelconque accent, il n’y a pas un soupçon d’ironie. J’ai souri bêtement — ça, je sais faire. J’ai pris ma lampe et nous nous sommes séparés. Il a refermé la porte. À sa place, je me serais directement collée à l’œilleton.

En descendant, j’étais dans un drôle d’état. Peut-être la douleur au poignet, sans doute la peur d’être passée pour la reine des quiches. Malgré tout, je me sentais étrangement bien. Troublée, en fait. Je ne crois pas que ce soit le café qui produise cet effet-là.

9

C’est bête, mais il m’a tout de suite manqué. J’avais envie d’être avec lui. J’aurais pu l’aider à déballer ses cartons. Je me serais même contentée de le regarder. Ça ne m’a jamais fait ça avec personne. Pas fascinée, pas exaltée. Autre chose. De mon appartement au sien, si on passe à travers le plafond et quelques cloisons, il doit y avoir quinze mètres. Où dort-il ? Est-ce qu’il dort ? Toute la nuit, je me suis demandé comment réparer les dégâts causés à sa boîte aux lettres. J’ai d’abord envisagé de lui proposer de faire boîte commune avec moi, mais j’ai renoncé. J’imagine déjà la tête des autres habitants de l’immeuble si, moins d’une semaine après son arrivée, ils découvrent nos deux noms accolés. Bonjour la réputation. Même Géraldine ne va pas aussi vite.

Vers 2 heures du matin, j’ai eu l’idée de génie : j’allais demander à Xavier de refaire une porte et, en attendant, M. Patatras n’aurait qu’à prendre ma boîte pendant que mon courrier occuperait la sienne, béante. C’était décidé.

Le matin suivant, en partant à l’agence, je lui ai glissé un message sous sa porte :

« Cher Monsieur,

« Je vous remercie encore de votre gentillesse et de votre aide hier. J’espère que vous voudrez bien pardonner… blabla, blabla… » et je termine : « Je vous déposerai ma clé de boîte ce soir vers 19 heures. Si vous n’êtes pas là, passez chez moi. Amicalement, Julie. »

Ce simple petit mot m’a demandé plus de travail que tout mon mémoire de fac. Écrire un rapport de deux cent dix pages sur « la réadaptation nécessaire de l’aide aux pays en voie de développement » aura été plus simple que de lui griffonner quelques lignes. Une vraie superproduction hollywoodienne. Cent vingt-cinq brouillons, plus de six milliards de neurones sur le projet, trois dictionnaires, cinq millions d’hésitations, plus de deux heures pour décider si je conclus par « À bientôt » ou « Cordialement », « Amicalement », « Affectueusement » ou « De tout mon corps et de toute mon âme ».

Ensuite, il a fallu mettre au point le pliage de la missive, opter pour la glisser au ras sous la porte ou l’envoyer le plus loin possible à l’intérieur. Est-ce qu’il y a plus de chances pour qu’il marche dessus sans la voir ou que la porte la rabatte contre le mur et qu’il la découvre quand il déménagera ? Si chaque rencontre entre deux humains pose autant de problèmes, il est clair que l’on ne va pas se reproduire assez vite pour empêcher les chats de prendre le contrôle de la planète.

Après avoir déposé le mot, je suis passée à la boulangerie acheter mon croissant. Dès que je suis entrée, j’ai senti qu’il y avait de l’électricité dans l’air. Et ce n’était pas à cause de la petite dame qui achetait sa demi-baguette. Au début, j’aurais parié pour une nouvelle passe d’armes avec Mohamed.

— Comment ça va aujourd’hui, madame Bergerot ?

— C’est compliqué, ma Julie. Il y a des jours comme ça.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

Il faut vraiment que j’arrête ces questions-là. À chaque fois, je sais que ça va me retomber dessus, mais je n’arrive pas à m’en empêcher. Ma mère dit que je me soucie trop des gens.

— Ma pauvre Julie, je viens à peine de repousser une tentative d’invasion de Mohamed que Vanessa m’annonce qu’elle va démissionner.

La vendeuse débouche de l’arrière-boutique, au bord des larmes.

— Un croissant pour Melle Tournelle, s’il te plaît, lui lance sa patronne sèchement.

Vanessa se met à sangloter. Si elle se penche davantage, elle va pleurer sur mon croissant. Comme un cri du cœur, elle lâche :

— Je suis enceinte et Maxime ne veut plus que je travaille.

Ça y est, ça dérape. Il faut que je dise quelque chose pour désamorcer la situation. Je me lance :

— Mais c’est merveilleux !

Pourquoi j’ai dit ça ? Mme Bergerot ne m’a pas souvent grondée. La dernière fois, j’avais huit ans et j’avais oublié de lui dire au revoir en sortant de sa boutique. Ce matin, il ne fallait pas l’asticoter. « C’est merveilleux… », tu parles ! Elle a levé les bras et elle a démarré en trombe :

— C’est pas la question ! J’ai mis deux ans à la former. Pendant des mois, j’ai fait le boulot pour deux en lui laissant le temps d’apprendre. Elle commence enfin à connaître le métier, et c’est maintenant qu’elle me laisse tomber ! Dans trois semaines, c’est la rentrée… Comment je fais, moi ?

Entre deux tremblements, Vanessa me jette des regards désolés. D’un autre côté, quelque chose dans son œil trahit son soulagement de voir la patronne crier sur quelqu’un d’autre qu’elle. J’ai laissé passer l’orage et je n’ai pas oublié de dire au revoir en sortant.

En arrivant à l’agence, la vie n’en avait pas fini avec moi. J’ai tout de suite remarqué que Géraldine n’allait pas bien. Elle n’avait pas son regard habituel, celui du castor alcoolique qui découvre le monde. J’ai pris mon poste et elle est immédiatement venue me voir. Elle a fait semblant de fouiller dans l’armoire blindée des chéquiers.

— Julie…

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ne te retourne pas. Il nous observe, a-t-elle murmuré en désignant discrètement les caméras de sécurité installées à chaque angle du plafond.

J’ai fait semblant d’écrire. Je l’ai même fait avec application. En fait, j’aime plutôt ça, parce que j’ai toujours rêvé de jouer dans un film d’espionnage. Je serais l’agent JT — Julie Tournelle ou Jolie et Travailleuse —, une super-espionne, et Géraldine aurait pour mission de me remettre un document secret d’une importance vitale pour l’avenir du monde. Elle serait l’agent GD — Géraldine Dagoin ou Grave Déjantée — et elle aurait caché le microfilm, pas dans son soutien-gorge puisqu’elle n’en met jamais, ni dans son string parce que même si c’est un agent débutant elle sait que c’est des coups à se blesser. Ça y est, je sais. Elle l’aurait dissimulé dans une de ses grosses bagues hideuses. C’est ça.

— Tu as l’air contrariée, Géraldine…

Elle renifle. Elle va pleurer. La menace qui plane sur le monde est-elle si terrible ? C’est la deuxième jeune femme que je vois pleurer ce matin, il s’agit sûrement d’un complot…

— Tu es enceinte ? je demande.

— Pourquoi tu dis ça ? Tu sais bien que je suis célibataire depuis deux semaines…

— C’est pour ça que tu es dans cet état ?

— Non. Hier soir, Mortagne m’a fait passer mon entretien d’évaluation intermédiaire.

— Déjà ?

— Il a décidé de prendre de l’avance. Il ne m’a pas loupée. À l’entendre, je suis nulle. Je ne fais rien comme il faut. Il m’a démontée, traînée dans la boue. Ça m’a tellement dégoûtée que j’en ai vomi.

Tant pis pour les caméras, je me retourne. Géraldine semble anéantie. Je lui prends la main.

— Tu sais comment il est. Il n’en pensait sûrement pas la moitié. C’est son côté petit soldat. Prends ça d’où ça vient…

— Je le déteste.

— Tout le monde le déteste. Sa mère a fui en Inde pour ne plus le voir.

— C’est vrai ?

— Non, Géraldine, je plaisante.

— Tant mieux si tu as le cœur à rigoler, parce qu’il m’a dit que tu allais y passer ce matin. Tiens, le voilà qui sort de son bureau…