Ensuite, il a fallu mettre au point le pliage de la missive, opter pour la glisser au ras sous la porte ou l’envoyer le plus loin possible à l’intérieur. Est-ce qu’il y a plus de chances pour qu’il marche dessus sans la voir ou que la porte la rabatte contre le mur et qu’il la découvre quand il déménagera ? Si chaque rencontre entre deux humains pose autant de problèmes, il est clair que l’on ne va pas se reproduire assez vite pour empêcher les chats de prendre le contrôle de la planète.
Après avoir déposé le mot, je suis passée à la boulangerie acheter mon croissant. Dès que je suis entrée, j’ai senti qu’il y avait de l’électricité dans l’air. Et ce n’était pas à cause de la petite dame qui achetait sa demi-baguette. Au début, j’aurais parié pour une nouvelle passe d’armes avec Mohamed.
— Comment ça va aujourd’hui, madame Bergerot ?
— C’est compliqué, ma Julie. Il y a des jours comme ça.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Il faut vraiment que j’arrête ces questions-là. À chaque fois, je sais que ça va me retomber dessus, mais je n’arrive pas à m’en empêcher. Ma mère dit que je me soucie trop des gens.
— Ma pauvre Julie, je viens à peine de repousser une tentative d’invasion de Mohamed que Vanessa m’annonce qu’elle va démissionner.
La vendeuse débouche de l’arrière-boutique, au bord des larmes.
— Un croissant pour Melle Tournelle, s’il te plaît, lui lance sa patronne sèchement.
Vanessa se met à sangloter. Si elle se penche davantage, elle va pleurer sur mon croissant. Comme un cri du cœur, elle lâche :
— Je suis enceinte et Maxime ne veut plus que je travaille.
Ça y est, ça dérape. Il faut que je dise quelque chose pour désamorcer la situation. Je me lance :
— Mais c’est merveilleux !
Pourquoi j’ai dit ça ? Mme Bergerot ne m’a pas souvent grondée. La dernière fois, j’avais huit ans et j’avais oublié de lui dire au revoir en sortant de sa boutique. Ce matin, il ne fallait pas l’asticoter. « C’est merveilleux… », tu parles ! Elle a levé les bras et elle a démarré en trombe :
— C’est pas la question ! J’ai mis deux ans à la former. Pendant des mois, j’ai fait le boulot pour deux en lui laissant le temps d’apprendre. Elle commence enfin à connaître le métier, et c’est maintenant qu’elle me laisse tomber ! Dans trois semaines, c’est la rentrée… Comment je fais, moi ?
Entre deux tremblements, Vanessa me jette des regards désolés. D’un autre côté, quelque chose dans son œil trahit son soulagement de voir la patronne crier sur quelqu’un d’autre qu’elle. J’ai laissé passer l’orage et je n’ai pas oublié de dire au revoir en sortant.
En arrivant à l’agence, la vie n’en avait pas fini avec moi. J’ai tout de suite remarqué que Géraldine n’allait pas bien. Elle n’avait pas son regard habituel, celui du castor alcoolique qui découvre le monde. J’ai pris mon poste et elle est immédiatement venue me voir. Elle a fait semblant de fouiller dans l’armoire blindée des chéquiers.
— Julie…
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Ne te retourne pas. Il nous observe, a-t-elle murmuré en désignant discrètement les caméras de sécurité installées à chaque angle du plafond.
J’ai fait semblant d’écrire. Je l’ai même fait avec application. En fait, j’aime plutôt ça, parce que j’ai toujours rêvé de jouer dans un film d’espionnage. Je serais l’agent JT — Julie Tournelle ou Jolie et Travailleuse —, une super-espionne, et Géraldine aurait pour mission de me remettre un document secret d’une importance vitale pour l’avenir du monde. Elle serait l’agent GD — Géraldine Dagoin ou Grave Déjantée — et elle aurait caché le microfilm, pas dans son soutien-gorge puisqu’elle n’en met jamais, ni dans son string parce que même si c’est un agent débutant elle sait que c’est des coups à se blesser. Ça y est, je sais. Elle l’aurait dissimulé dans une de ses grosses bagues hideuses. C’est ça.
— Tu as l’air contrariée, Géraldine…
Elle renifle. Elle va pleurer. La menace qui plane sur le monde est-elle si terrible ? C’est la deuxième jeune femme que je vois pleurer ce matin, il s’agit sûrement d’un complot…
— Tu es enceinte ? je demande.
— Pourquoi tu dis ça ? Tu sais bien que je suis célibataire depuis deux semaines…
— C’est pour ça que tu es dans cet état ?
— Non. Hier soir, Mortagne m’a fait passer mon entretien d’évaluation intermédiaire.
— Déjà ?
— Il a décidé de prendre de l’avance. Il ne m’a pas loupée. À l’entendre, je suis nulle. Je ne fais rien comme il faut. Il m’a démontée, traînée dans la boue. Ça m’a tellement dégoûtée que j’en ai vomi.
Tant pis pour les caméras, je me retourne. Géraldine semble anéantie. Je lui prends la main.
— Tu sais comment il est. Il n’en pensait sûrement pas la moitié. C’est son côté petit soldat. Prends ça d’où ça vient…
— Je le déteste.
— Tout le monde le déteste. Sa mère a fui en Inde pour ne plus le voir.
— C’est vrai ?
— Non, Géraldine, je plaisante.
— Tant mieux si tu as le cœur à rigoler, parce qu’il m’a dit que tu allais y passer ce matin. Tiens, le voilà qui sort de son bureau…
10
Faut-il qu’ils nous prennent pour des imbéciles… La carotte et le bâton. Chaque année, nous sommes des millions à avoir droit au grand cirque des entretiens annuels. « Une rencontre informelle pour échanger librement sur les comportements de chacun et savoir ce qui peut être amélioré pour renforcer l’entreprise à travers l’épanouissement de tous. » T’as qu’à croire. Quiconque en a déjà passé sait l’abîme qui sépare cet aguichant programme de la réalité des faits.
Le plus souvent, un ou deux petits chefs vous expliquent pourquoi « malgré des efforts indéniables », vous n’aurez pas d’augmentation cette année. Si vous résistez, si vous argumentez, la rencontre « informelle et libre » se transforme en procès d’inquisition. On vous déballe tout, on ne vous épargne rien. Des dizaines de fois, j’ai dû consoler des copains et des copines parce qu’on les avait rabaissés plus bas que terre. Avec des sourires mièvres, des principes à deux balles, on vous donne des leçons, on vous piétine. Au final, c’est juste un moyen de légitimer le fait que vous ne recevrez pas davantage du gâteau que d’autres se partagent. À se demander si on a encore envie d’en manger…
Je suis assise face à Mortagne, il me débite son discours parfaitement rodé. Vous connaissez la cécité des neiges ? C’est ce phénomène qui survient quand vos yeux ont été trop exposés à l’aveuglante lumière du soleil reflétée par les glaces et que vous ne voyez plus. En l’occurrence, dans son petit bureau qui sent encore le vomi de Géraldine, ce serait plutôt la surdité de la bêtise. J’en ai trop entendu, alors mes oreilles ne fonctionnent plus. Je suis aveugle du tympan. Je le regarde qui gesticule en alternant sourires complaisants et air réprobateur. Il bouge ses mains comme un candidat à la présidentielle qui passe à la télé. Dommage pour lui, il a un poil qui lui sort du nez et c’est tout ce que je vois. Tout ce gel, ces jolis vêtements achetés en solde sur Internet, cette montre qui n’est qu’une imitation, et vous voilà pourtant réduit à un simple poil disgracieux.
De toute façon, je sais ce qu’il est en train de me dire : cette noble et grande banque est déjà bien bonne de me garder parce que franchement, à la note d’« esprit d’entreprise », j’ai eu 0. Je n’ai même pas ramené quelqu’un de ma famille à l’agence. Je n’ai pas fourgué un seul produit bancaire à mes copines. Mauvais dealer.
Je ne sais pas depuis combien de temps je suis assise devant lui, mais ça n’a pas d’importance. J’ai mal au poignet. Ce rustre ne m’a même pas demandé de nouvelles malgré le bandage. Grossier personnage. Misérable insecte. Ce soir, tu seras fier de toi. Tu pourras faire ton petit rapport à ton sur-chef. Tu auras régné sur ton royaume. Tu auras détruit Géraldine et tu m’auras paillassée. Pas grave. Ça glisse. Et quand j’en aurai assez, mon Ricardo viendra te faire exploser ta sale tête de rat.