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J’analyse très vite la situation et en conclus qu’il faut que je mise sur mes spécificités. Je maîtrise mieux les changements brusques de direction car j’ai la possibilité de rétracter mes griffes, contrairement aux chiens. J’ai forcément plus d’adhérence dans les virages. Je bifurque donc vers une rue recouverte d’asphalte et je zigzague entre les roues des voitures à l’arrêt.

Le chien est toujours derrière moi à aboyer, me signalant ainsi sa position sans que j’aie besoin de me retourner.

Je m’applique dans le dessin de ma trajectoire. Parfois je sors un peu plus d’entre les roues pour faire quelques pas dans la zone où les voitures roulent vite. Mon poursuivant ne sait plus où galoper pour m’attraper sans se faire lui-même accrocher. Plusieurs fois des véhicules le frôlent de près, et il finit par être bousculé par un scooter. Il s’arrête, grogne puis renonce.

Je me retourne et lui miaule de loin :

Hé, le chien ! Tu es déjà fatigué ?

Et puis je rentre tranquillement en trottant tout en essayant de voir si d’autres chats m’ont admirée pendant cette course. Au cas où, je dodeline fièrement de la tête. Même si j’ai toujours eu le triomphe modeste, j’espère bien que l’incident sera relayé par des témoins quelconques.

Je ne pense pas que les rapports entre chats et chiens puissent être modifiés en profondeur par cette brève rencontre, mais je me dis que j’ai quand même rappelé à ce chien que ce n’est pas un hasard si les humains nous obéissent.

À mon retour Pythagore a disparu, sans le moindre signe de reconnaissance à mon égard. Je rejoins ma maison, frustrée. Je ne me donne même pas la peine de répondre à Félix quand il me demande où j’étais passée.

Ce n’est qu’à la nuit tombée, alors que nos servantes sont endormies, que j’entends un appel provenant de la maison voisine. Je me fais un peu attendre, évidemment, avant de consentir à sortir le bout du museau.

Pythagore est là, à l’extrémité de la rambarde du balcon voisin.

Je me place en face de lui sur mon balcon et nous nous toisons.

Je le trouve très distingué avec ses grands yeux bleus et son port de tête.

Il miaule :

— Viens.

Je ne me le fais pas dire deux fois. Comme je ne veux pas risquer de rater mon saut jusqu’à sa maison, je descends, sors par la chatière puis le rejoins chez lui en passant par sa propre chatière.

Il m’accueille sur le seuil et, comme sa servante dort, me propose de m’installer face au feu de cheminée dont les braises sont encore rougeoyantes. Les lueurs orange se reflètent dans ses yeux.

— Merci de m’avoir secouru. Je regrette de t’avoir mal accueillie la dernière fois, mais je m’en voulais de t’avoir donné trop d’informations d’un coup. C’est mon défaut, j’ai tendance parfois à étaler mes découvertes pour impressionner mon interlocuteur, a fortiori si c’est une femelle, même si je ne le connais pas bien. Ensuite je m’en veux de ne pas avoir su être plus circonspect.

— Tu m’as appris beaucoup de choses et je t’en remercie.

— J’aurais dû avoir plus d’égards envers toi.

— Tu es en couple. Je comprends que tu te méfies d’une femelle étrangère, fût-elle ta voisine.

— Non, je n’ai pas de femelle.

— J’ai vu celle qui vit dans ta chambre.

— Mais il n’y a pas d’autre chat que moi dans cette maison !

— Et elle, là-haut, c’est qui ?

Pour en avoir le cœur net, je file à l’étage. Il me suit. La chatte noir et blanc est toujours là. Elle est même accompagnée d’un autre chat, un siamois assez semblable à Pythagore.

— Ceci est un « miroir », m’explique-t-il. C’est un objet humain qui permet de refléter ce qu’il y a en face. Cette chatte que tu vois, c’est toi, et le chat à côté, c’est moi.

Je m’approche. C’est la première fois que je me vois car chez moi il n’y a pas de « miroir ».

Je m’examine dans les moindres détails. L’autre moi, en face, reproduit exactement les mêmes gestes que les miens.

— Alors ce serait cela… « moi » ?

Je trouve cette chatte soudain moins vulgaire. Je l’avais peut-être jugée un peu vite. Elle a beaucoup de distinction. Elle est même charmante. Je la scrute en détail.

Je suis encore plus ravissante que je ne le pensais.

Je suis fascinée par ma propre image. Dire que si je n’étais pas venue ici j’aurais pu vivre une existence entière sans savoir à quoi je ressemble, ni comment les autres me voient vraiment.

Quelle révélation.

Pythagore, qui semble très à l’aise avec son reflet, pose une patte sur le miroir. Je l’imite.

— Pour quelqu’un qui a l’ambition de communiquer avec tous les êtres qui l’entourent, tu devrais commencer par te connaître toi-même.

— Comment sais-tu ce qu’est un miroir ?

— Mon Troisième Œil me l’a dit.

— Et comment se fait-il que tu sois doté de ce Troisième Œil ? Pourquoi moi je n’en ai pas ?

— J’ai un secret. Viens, sortons !

Nous trottons côte à côte dans les rues avoisinantes. Elles sont encore un peu fréquentées à cette heure de la nuit. Bien qu’il ait emménagé récemment, Pythagore semble parfaitement connaître le quartier et il me guide dans plusieurs ruelles éclairées par des réverbères jusqu’à une place où beaucoup d’humains sont assis. Au centre, une immense bâtisse blanche dont les murs sont plus hauts que les arbres, surmontée par ce qui ressemble à des poires. Pythagore me désigne un passage sous une grille qui permet d’accéder à un soupirail. Nous rejoignons ainsi une salle haute et large avec de magnifiques vitraux, des peintures et des sculptures.

— Es-tu déjà venue ici ? questionne-t-il.

— Non, dis-je, impressionnée.

Il me guide vers un escalier en colimaçon dans lequel nous nous engageons. C’est long et fatigant, mais nous finissons par aboutir à un point très élevé d’où l’on bénéficie d’un panorama extraordinaire sur la ville.

J’ose un regard vers le bas et constate qu’une chute me serait fatale. Cette tour est plus haute que plusieurs arbres mis les uns sur les autres.

Le vent, à cette hauteur, ébouriffe ma fourrure et fait des vagues dans le poil gris de mon congénère. Même mes moustaches ploient sous les bourrasques, ce qui est une sensation très désagréable.

— J’aime les points de vue élevés.

— C’est pour cela que tu étais en haut de l’arbre quand le chien t’a menacé ?

— Je me place toujours en hauteur. Or nous avons les griffes faites pour monter et non pour descendre, ce qui nous oblige à sauter… Mais comment le faire quand un berger allemand vous attend, grognant, en bas ?

J’observe le paysage autour de nous. Partout ça scintille de petites lumières jaunes immobiles, et d’autres blanches ou rouges, qui bougent, celles-là.

– Ça, c’est « leur » ville, dit-il. La ville des humains.

— Je me suis rarement éloignée de ma maison. Je ne connais que ma cour, la rue en face et quelques toits avoisinants.

— Les humains construisent ces maisons par milliers. Les unes près des autres. À perte de vue. Cette ville-ci se nomme « Paris ».

— Paris, je répète.

— Cette colline, c’est le quartier Montmartre, et là où nous sommes maintenant c’est un de leurs monuments religieux : la basilique du Sacré-Cœur.

— Tu sais tout cela grâce à ton Troisième Œil ?

Il ne répond pas à ma question. Je regarde l’immense panorama qui s’offre à nous. Je ne comprends pas tout ce que me dit Pythagore mais peut-être qu’à force de l’écouter, je vais naturellement finir par faire des recoupements qui me permettront de mieux saisir le sens de ses phrases.