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Le vent redouble et nous déstabilise, je change d’appui.

— Je veux apprendre tout ce que tu sais.

— Les humains ont d’autres villes comme celle-ci, dispersées sur un grand territoire de plaines, de champs et de forêts qui forment un pays qu’ils appellent la France, lui-même situé sur une sorte d’énorme ballon, une planète, qui se nomme la Terre.

— Ce que je veux savoir c’est pourquoi j’existe, pourquoi je suis comme ça, et ce que je dois faire sur la Terre.

— Je viens de te parler de géographie, mais peut-être t’intéresses-tu davantage à l’histoire.

Il inspire profondément, se lèche la patte droite, la passe derrière son oreille, puis relève la tête.

— Eh bien cela sera ma leçon d’histoire numéro 1. Tout a commencé il y a 4,5 milliards d’années, lorsque la Terre est née.

Je n’ose demander ce qu’est un milliard, mais je pense que cela doit être un nombre plus grand que tout ce que je connais. Alors que nous regardons le ciel parsemé de lueurs, une étoile filante passe, fendant le ciel de gauche à droite.

— Au début il n’y avait que de l’eau.

— Je n’aurais pas aimé vivre à cette époque. Je déteste l’eau.

— Pourtant c’est de l’eau que tout est venu. La vie est apparue sous forme de petites algues qui se sont transformées en poissons. Un jour, l’un d’entre eux en est sorti pour ramper sur le sol ferme.

Je ne pose pas de questions pour ne pas le couper dans le fil de son récit. Mais quand il parle de poisson, est-ce qu’il veut dire un animal comme… Poséidon ?

— Ce premier poisson est parvenu à survivre et à se reproduire. Ses descendants se sont transformés en lézards, qui se sont mis à grossir et à devenir de plus en plus grands. On les a appelés « dinosaures ».

— Les dinosaures étaient grands comment ?

— Certains étaient aussi hauts que cette tour où nous nous trouvons actuellement. Et ils étaient féroces. Leurs dents et leurs griffes étaient énormes. Tous les autres animaux avaient peur d’eux. Ils sont devenus de plus en plus intelligents et sociaux.

Pythagore fait une pause, inspire, se lèche les babines.

— Et puis il y a eu ce rocher venu du ciel qui a changé l’atmosphère et la température. Les dinosaures sont tous morts. N’ont survécu que les petits lézards et les mammifères.

— C’est quoi, des mammifères ?

— Ce sont les premiers animaux avec du sang chaud, des poils, et des pis capables de fournir du lait. Nous, en somme. Il y a 7 millions d’années sont apparus les premiers ancêtres des hommes et les premiers ancêtres des chats. Il y a 3 millions d’années, les ancêtres des hommes se sont divisés en petits et grands. Et les ancêtres des chats se sont eux aussi divisés en petits et grands.

— Tu veux dire qu’avant il y avait des grands chats ?

— Oui, ils existent toujours d’ailleurs. Les humains les nomment des lions. Mais ils ne sont plus très nombreux.

— Ils sont grands comment ?

— Au moins dix fois plus grands que toi, Bastet.

J’essaye d’imaginer un chat d’une taille aussi phénoménale.

— Mais l’évolution a avantagé les plus petits, plus intelligents. La branche des petits hommes et celle des petits chats ont ensuite évolué en parallèle jusqu’à il y a dix mille ans. À cette époque, les humains découvrent l’agriculture : l’art de réunir des plantes pour les récolter. Ils se mettent à stocker des réserves de céréales mais cela attire les souris qui à leur tour font venir…

— Nos ancêtres ?

— Quand les humains se sont aperçus que les chats leur permettaient de garder la nourriture intacte, ils les ont considérés avec plus d’égard.

— Nous leur sommes donc devenus indispensables… Et ils ont alors accepté de nous obéir, n’est-ce pas ?

— Par la force des choses, humains et chats, à cette époque, s’entendaient bien.

— Donc les chats se sont volontairement rapprochés des hommes, si je comprends bien ?

— Nous les avons choisis, nous les avons aidés à mieux vivre, et ensuite ce sont eux qui ont décidé de nous loger et de nous nourrir. On a retrouvé sur l’île de Chypre une tombe vieille de sept mille cinq cents ans, dans laquelle un squelette d’homme reposait à côté de celui d’un chat.

— C’est quoi une tombe ?

— Une fois qu’ils sont morts, au lieu de laisser les autres animaux les manger, voire de les manger eux-mêmes, les humains mettent les cadavres de leurs congénères sous terre.

— Et ce sont les vers qui les mangent ?

— C’est ainsi qu’ils se traitent entre eux. Et la présence de ce chat dans cette tombe signifie…

— … qu’ils nous considéraient comme importants.

— Tu en sais assez pour aujourd’hui, Bastet. La prochaine fois je te raconterai la suite de l’histoire commune des chats et des humains.

— Quand ?

— Si tu veux, Bastet, nous pourrons nous retrouver de temps en temps et je t’apprendrai ce que je sais du monde des humains. Tu comprendras peut-être qu’avant d’essayer de dialoguer avec eux en mode réception/émission, nous pouvons commencer par assimiler leurs connaissances en simple mode réception. Car celles-ci sont vraiment très surprenantes pour une chatte (il a pensé « ignorante »)… qui n’a pas de Troisième Œil.

Et, alors que la lune commence à se dévoiler lentement derrière les nuages, il propose que nous miaulions ensemble à gorge déployée. Cela me plaît. Dans cette vibration sonore qui sort de ma bouche et résonne dans tous mes os, je sens une émotion intense et inconnue, comme si l’union de nos deux voix m’apportait la plénitude.

Le vent souffle dans ma fourrure et dans mes moustaches. Mon poil ondule par vagues.

Je me sens bien et nous restons longtemps à miauler jusqu’à ce que, épuisée, je me contente de ronronner de plaisir en observant Paris dont, doucement, s’éteignent les petites lueurs.

Évidemment, j’aimerais que Pythagore m’explique quel est le secret de ce Troisième Œil qui lui permet d’avoir autant d’informations précises, mais je sais qu’il ne sert à rien d’insister. Je me remémore tout ce qu’il m’a enseigné aujourd’hui. Grâce à lui, je suis une chatte qui comprend mieux ce qui se passe autour d’elle, une chatte qui connaît l’histoire de ses ancêtres. Je m’aperçois que plus j’apprends, plus je peux intégrer facilement des informations nouvelles. Et j’aime ça.

Nous redescendons la tour de la basilique et avançons dans les rues de la colline de Montmartre.

Je trouve mon compagnon gracieux.

— Et la guerre que se font les hommes, où en est-elle selon tes sources ? je demande, pour rompre le silence qui s’est installé.

— C’est de pire en pire. Ce qui est arrivé à l’école maternelle n’est pas un phénomène isolé. Loin de là. Chaque jour, le terrorisme se manifeste sous d’autres formes. Il est important pour toi et moi de nous tenir tout le temps au courant de l’évolution de cette fièvre d’autodestruction de nos voisins humains.

Je me lèche distraitement une épaule.

— Ce ne sont que des hommes qui se tuent entre eux, cela ne nous concerne pas.

Il secoue la tête :

— Détrompe-toi. Nos destins sont toujours liés. Nous dépendons d’eux et il y a réellement un risque que les humains disparaissent, comme jadis les dinosaures.

— Je me sens parfaitement prête à vivre sans eux.

— Cela va nous obliger à accomplir des actes que nous n’avons jamais accomplis jusque-là.