— Quelle époque intéressante !
— Les Égyptiens habillaient aussi nos ancêtres comme eux. Ils leur mettaient des bijoux, des colliers, des boucles d’oreilles. Quand ils mouraient, les chats égyptiens de l’époque avaient droit à leurs propres funérailles.
— Même si leurs serviteurs étaient encore vivants ?
— Les humains, en signe de deuil, se rasaient les poils des sourcils. Les chats morts étaient momifiés, leur corps entouré de bandelettes et leur visage recouvert d’un masque les représentant.
Incidemment, je déduis de ce que me dit Pythagore que nous aussi nous pouvons mourir.
— Si un humain faisait du mal à un chat, il était fouetté. S’il tuait un chat, il était égorgé.
— J’adore ce pays. Existe-t-il toujours ?
— L’Égypte figure bien sur la carte du monde aujourd’hui mais la civilisation qui a porté ces valeurs a disparu précisément à cause de la guerre. En 525 avant Jésus-Christ, le roi des Perses, Cambyse II, assiégea la grande ville de Péluse sans parvenir à la prendre. Quand il apprit que les Égyptiens vénéraient les chats, il ordonna à ses soldats d’attacher sur leurs boucliers des chats vivants.
— Ce n’est pas possible.
— Ainsi, les Égyptiens n’osèrent plus tirer des flèches qui risquaient de blesser leur animal sacré et préférèrent se rendre sans combattre. Cambyse II s’autoproclama nouveau pharaon, fit supplicier l’ancien et mit à mort tous les prêtres et les aristocrates égyptiens. Il détruisit tous les temples, y compris celui de Bubastis dédié à Bastet, et ordonna qu’on sacrifie aux dieux perses les chats honnis qui peuplaient les lieux. Ainsi s’éteignit le culte des chats et de Bastet en Égypte.
Quelle horreur ! Je me lèche et j’ai l’impression d’arracher à ma fourrure la saleté de cette triste histoire.
— Pourquoi les hommes s’autorisent-ils à décider de notre sort ?
— Parce qu’ils sont plus forts que nous.
— Je suis pourtant la maîtresse de ma servante humaine.
— Tu te trompes. Ce sont eux qui ont le pouvoir. Et ce pour plusieurs raisons : la première est qu’ils sont plus grands, la deuxième est qu’ils sont dotés de mains avec des pouces opposables qui leur permettent de fabriquer des objets très compliqués et très puissants, la troisième est qu’ils vivent en moyenne quatre-vingts ans alors que nous mourons au bout de quinze. Cela leur donne plus d’expérience. Enfin la quatrième est qu’ils dorment environ huit heures par jour alors que nous en dormons douze en moyenne.
— C’est-à-dire qu’ils passent un tiers de leur temps à rêver alors que nous y consacrons la moitié du nôtre…
— Encore faudrait-il être sûr que rêver soit un avantage évolutif.
— Nous savons monter aux arbres et courir mieux qu’eux. Ils ont une colonne vertébrale rigide alors que la nôtre est souple. Nous avons une queue pour nous équilibrer. Nous voyons dans l’obscurité. Nous percevons les ondes par nos moustaches. Ils ne savent même pas ronronner !
— Ce sont des avantages mineurs. Tu ne te rends pas compte de l’avantage phénoménal que procurent des mains ! Avec leurs mains ils peuvent…
— Quoi ?
— Ils peuvent, ils peuvent… « travailler » !
— C’est quoi, ça, encore ?
— C’est l’activité à laquelle s’adonne ta servante quand elle quitte la maison le matin. Elle doit directement ou indirectement, par son travail personnel, contribuer à la production, à la création ou à l’entretien de quelque chose.
Dans ma tête toutes ces informations se bousculent et, une fois de plus, je me demande comment ce chat peut avoir une telle connaissance du monde humain.
— Alors je serais moins intelligente que ma servante ?
— Tu as surtout beaucoup à apprendre…
Mais c’est assez pour aujourd’hui. J’ai envie de rentrer à la maison et de réfléchir seule à toutes ces choses étonnantes et merveilleuses. Je retiens surtout que je porte le nom d’une ancienne déesse égyptienne représentée par une femme à tête de chat que tous les humains vénéraient.
9
L’horreur du travail
Je rêve.
Je rêve que je suis Bastet la déesse à corps humain et à tête de chat. Je suis dressée sur mes deux jambes. Je suis vêtue d’une robe bleu et orange, mon cou et mes poignets sont ornés de larges bijoux. J’ai de jolies mains roses, dépourvues de griffes et de coussinets mais dotées de doigts articulés qui évoquent des pattes d’araignée. Autour de moi, dans le temple de Bubastis, se tassent des milliers d’humains qui scandent mon nom.
« Bas-tet ! Bas-tet ! »
Au lieu d’avoir une servante, j’en ai des centaines. Toutes m’apportent de la nourriture, des bacs remplis de souris encore frémissantes, des soucoupes de lait, des assiettes de croquettes.
Parmi les humains qui viennent me faire des offrandes, il y en a un qui attire particulièrement mon attention. Il a le corps d’un humain et la tête de Pythagore. Je le prends par la main puis m’approche jusqu’à ce que nos bouches se touchent pour que nous puissions mêler nos langues. Je trouve cela moins désagréable que je ne l’aurais pensé au premier abord.
Pythagore me chuchote à l’oreille : « Ta servante part tous les matins au travail » ; « La longévité des humains est de quatre-vingts ans alors que nous mourons au bout de quinze » ; « Ainsi va le sens de l’évolution : les poissons, les dinosaures, les humains ».
Puis il me montre la foule de nos adorateurs et miaule : « Et après eux, à qui le tour ? »
Les offrandes de nos adorateurs égyptiens affluent encore mais soudain surgit un homme vêtu d’un costume bizarre. Il a le visage de Thomas et est entouré d’hommes armés qui ont des boucliers sur lesquels sont attachés des chats qui se débattent et miaulent. Ces chats sont tués dans la bataille inégale qui oppose nos adorateurs et ces hommes en armes. Puis les assaillants tuent nos servantes, détruisent nos statues géantes, assassinent Pythagore.
Alors je me sens très triste et, comme une humaine, j’ai de l’eau salée qui sort de mes yeux.
Je suis réveillée par Félix qui me lèche les paupières. Pour le punir d’avoir bravé l’interdit et de s’être approché de ma couche, je le gratifie d’un coup de griffes sur la joue. Il n’insiste pas et adopte une position de soumission.
Je me redresse, saute au sol, m’étire, bâille, me lèche pour enlever sa salive.
Je me suis levée assez tôt pour voir ma servante qui s’apprête à sortir. Je suis très intriguée, alors je décide de la suivre à l’extérieur pour voir en quoi consiste précisément son « travail ».
Quand elle claque la porte, je passe par la chatière. Me voici dans la rue.
La seule fois où je me suis éloignée de ma maison, c’est lorsque j’ai fait en sorte que le chien qui menaçait Pythagore me poursuive, mais je n’avais alors pas tellement eu le temps d’en profiter.
Le trottoir du matin est rempli d’odeurs d’urine et d’excréments de chiens. Aucune odeur de chats. Tout autour de moi, il y a des humains qui marchent vite. À un moment, ma servante descend dans un tunnel où je continue de la suivre discrètement.
Il y a là des centaines d’humains qui grouillent en faisant claquer leurs semelles. Je me faufile entre les bas et les pantalons. Personne ne prête attention à moi.
La foule s’arrête devant une fosse et attend là, immobile. Tout à coup un grand bruit résonne dans le fond du tunnel sombre. Je me demande quel monstre va surgir de l’obscurité quand voilà qu’apparaissent deux lumières qui doivent être ses yeux. L’animal est énorme et rugissant. Il y a peut-être des dinosaures qui ont survécu à la cinquième extinction ? Les yeux lumineux approchent encore et puis je vois le visage de la bête. Elle a un museau plat et pas de pattes. Elle est très longue. Soudain ses flancs s’ouvrent. Les humains, dont ma servante, s’engouffrent dedans et se tassent. Je les suis. Je perçois une multitude de petites odeurs piquantes. Nathalie a toujours le regard fixe. Les mains ballantes, elle ne bouge pas. On dirait presque qu’elle dort debout.