Impossible de mon côté de m’assoupir tant il y a de bruits désagréables, les portes qui se ferment et les grincements du métal. De temps en temps, la bête s’arrête, ses flancs s’ouvrent encore et d’autres humains en sortent ou entrent, parfois les deux en même temps, en se bousculant.
Enfin Nathalie descend du monstre et chemine dans un tunnel qui se termine par un escalier remontant à la surface. Elle avance vite, s’arrête pour laisser passer des voitures, change de trottoir, évite des déjections de chiens, marche d’un pas de plus en plus vif. Je trotte toujours discrètement derrière elle.
Elle rejoint un lieu étrange plein de sable et de boue au sol. Sur une vaste étendue sont disposés des véhicules parfois très gros qui lâchent des fumées noires et de fines tours métalliques qui soulèvent des tringles. Au milieu circulent des humains portant tous un casque jaune. Nathalie rejoint un groupe et leur secoue la main en prononçant son nom.
Elle enfile à son tour un casque jaune et donne des indications à d’autres humains qui transportent des cubes gris, des morceaux de bois, ou de longues tiges noires. Plus loin des engins creusent la terre. À un moment, tous se réunissent et se bouchent les oreilles avec leurs doigts en fixant un vieux bâtiment. Nathalie presse un bouton rouge et le bâtiment explose en quatre endroits simultanément avant de s’effondrer sur lui-même et de s’effacer derrière un nuage de poussière. Ma servante travaille à faire exploser des maisons. Une fois que le nuage s’est dissipé, les véhicules commencent à pousser les gravats.
Comme je regrette que Pythagore ne soit pas avec moi pour m’expliquer en détail ce que signifie toute cette agitation humaine.
C’est donc cela, le travail ? Cette activité qu’accomplit tous les jours ma servante quand elle ne s’occupe pas de moi ? Pour mieux comprendre, je me balade sur le site. Je suis tellement absorbée dans ma contemplation que je ne remarque pas un véhicule qui recule et manque de m’écraser. Je n’ai que le temps de faire un bond sur le côté. J’atterris alors dans une flaque noire, une sorte d’huile collante dont la consistance est si visqueuse qu’elle ralentit mes mouvements. Je suis complètement recouverte de cette substance gluante qui m’empêche de me relever. Je me débats, je miaule et finis par attirer l’attention de quelques humains.
Des mains me saisissent et me sortent de cette mélasse noire pour m’enrouler dans une serviette. Je me laisse faire. Les deux hommes qui m’ont sauvée poussent des petits jappements (ce que Pythagore appelle « rire ») et un attroupement se forme peu à peu autour de nous. Lorsqu’elle me reconnaît, Nathalie, surprise puis énervée, m’attrape par la peau du cou. Je ne me débats toujours pas, ça me rappelle mon enfance quand ma mère me transportait en me tenant ainsi.
J’anticipe le pire et, évidemment, le pire se produit.
Nathalie m’amène dans un local pourvu d’un lavabo, et là, sans me lâcher, elle ouvre le robinet de sa main libre. Je miaule à m’en rompre les cordes vocales, et une fois de plus je peux mesurer les inconvénients de n’avoir pas encore réussi à établir un dialogue qui fonctionne. Elle continue imperturbablement ses gestes qui ne laissent rien présager de bon pour les instants qui vont suivre. Elle sait pourtant que je ne supporte pas la moindre humidité, a fortiori le contact direct avec l’eau. Cette fois-ci je m’agite, mais elle me tient fermement et ne desserre pas sa prise.
Elle verse ensuite dans le lavabo une poudre blanche qui mousse puis, même si dans ma panique je parviens à lui griffer les mains, elle commet l’irréparable et me… trempe dans ce petit bain ! Quelle sensation ignoble !
Elle m’enfonce dans l’eau, m’en recouvre. Mes longs poils noirs et blancs sont alourdis et pour ajouter à mon supplice, elle se met à me frotter avec la mousse blanche qui surnage. L’huile noire se dilue progressivement. Je pensais pouvoir traverser une existence entière sans avoir à prendre un bain, et voilà que ma curiosité, ma volonté de découvrir ce qu’est le travail humain se soldent par cette punition.
Enfin Nathalie me soulève, me prend en photo toute mouillée et me sèche en répétant mon nom de manière moqueuse tandis que les autres humains venus assister au spectacle continuent de rire. Puis elle me met dans une caisse fermée. Vu qu’il fait jour, et pour oublier cette humiliation, je m’endors dans cette prison molle. (Une question me taraude : serai-je un jour complètement sèche ou vais-je rester toute ma vie légèrement humide ?)
Quand je me réveille, je suis encore dans la caisse mais elle a fait des trous et je peux voir, à l’extérieur, son lieu de travail. La lumière a baissé et la journée touche donc à sa fin. Je la vois à travers l’un des orifices enlever son casque jaune. Je vais enfin retrouver ma maison, le divan près du feu de cheminée, et me débarrasser de cette substance ignoble qu’est cette eau. Même me nourrir semble secondaire.
Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir découvrir ce que font les humains durant la journée ? Dans ma caisse, je me rends compte que nous remontons dans le ventre du monstre souterrain.
Tout en me léchant je sens le goût irritant du savon, l’arrière-goût de l’huile noire dans laquelle je suis tombée, le goût de l’eau et, pour ne rien arranger, à peine sommes-nous arrivées à la maison que Nathalie allume une cigarette !
Puis elle déclenche la télévision et des images d’humains en train de parler apparaissent, des humains gisant morts au milieu de flaques de sang, des humains qui courent, des humains très en colère qui crient et brandissent des drapeaux noirs…
Nathalie a l’air plus nerveuse que d’habitude mais en représailles de ce qu’elle a osé me faire subir (l’humiliation de ma vie !) je ne viens pas ronronner sur sa poitrine pour la rassurer.
Ma servante perçoit probablement mon reproche car pour essayer de se faire pardonner, elle saisit son sèche-cheveux et commence à me propulser de l’air chaud dans la fourrure. Je préfère m’enfuir en haut du réfrigérateur. Par la fenêtre de la cuisine, je repère que le soleil a décliné et qu’il va bientôt faire nuit, mais j’ai trop honte, avec mon poil mouillé, pour retrouver Pythagore.
Tant pis. Je décide de descendre de mon promontoire pour me gaver de nourriture.
Félix me salue et me demande où j’étais partie. J’ai envie de lui raconter l’histoire mais aussitôt je réalise qu’un angora pure race ne comprendra rien à des notions aussi subtiles que le travail, la guerre, les dinosaures, les Égyptiens, le rire ou Dieu.
J’ai presque pitié de lui. Son monde se limite à sa gamelle, la cuisine, le salon, notre servante. Un monde étriqué pour un esprit sans envergure.
Il ne se doute même pas que Bastet était le nom d’une déesse égyptienne au corps de femelle humaine et à tête de chat.
Dois-je l’instruire ? Pour l’instant la priorité est de poursuivre mon propre enseignement, et je ne vois pas pourquoi je devrais l’inquiéter avec des notions qui le dépassent.
Que pourrais-je lui dire ?
Finalement Félix est heureux car il est ignorant.
Je le plains et l’envie en même temps.
Il me voit l’observer et secouer la tête. Son interprétation erronée du monde l’amène à penser que je lui reproche de ne plus me faire l’amour, alors il saute d’un bond sur l’étagère où se trouve le bocal avec ses testicules perdus et me les montre avec nostalgie.