Ah, les mâles, il faut toujours qu’ils ramènent tout à ça.
Je lui tourne le dos en dressant ma queue pour lui signifier mon désintérêt et je repars observer Nathalie. Elle téléphone dans le salon, va vers la cuisine, mange de la nourriture jaune qui fume. Elle se rend dans sa chambre, se déshabille, se dirige vers sa salle de bain. Je la suis à distance. Elle se lave (avec de l’eau et du savon, mais elle, elle a l’air de prendre un plaisir pervers à être mouillée), puis elle se plante devant le lavabo, se démaquille, applique sur son visage sa crème qui sent les herbes, va se coucher.
Elle m’appelle mais je fais semblant de ne pas entendre. Je ne viendrai pas ronronner à ses pieds, ni même me coucher près d’elle pour l’aider à s’endormir.
Au lieu de ça, je m’avance vers le balcon de la chambre et aperçois mon collègue siamois. J’émets un petit miaulement triste qui attire son attention.
— Je voudrais bien te voir, Pythagore, mais je ne suis pas présentable. J’ai dû subir un… bain.
— Je ne suis pas là pour te juger, Bastet. Viens, allons trotter ensemble dans les rues de Montmartre, cela t’aidera à sécher.
Quand nous nous retrouvons en bas, il a un geste affectueux et nous nous touchons le museau plusieurs fois. Je sens sa truffe rose humide contre la mienne et cela me provoque de petites décharges électriques dans le museau. Décidément, je crois que j’éprouve un sentiment très fort pour lui. Et plus il me résiste plus ce sentiment croît.
C’est une rencontre entre nos deux esprits. Le sien me fascine.
Je déglutis et me retiens de lui exprimer mon attirance.
Tandis que nous marchons, le vent dans mon poil humide me donne une insupportable sensation de fraîcheur. Je frissonne.
Nous rejoignons le sommet de la tour du Sacré-Cœur et je lui raconte alors mon enquête sur le travail humain et son si terrible dénouement.
— … Et ils ont ri !
— Moi j’aimerais bien savoir rire, commente Pythagore.
— Nous avons le ronronnement.
— On dirait que parfois le rire leur procure un plaisir extrême, quasi sexuel. Ma servante glousse exactement de la même manière quand elle rit et quand elle s’accouple.
Soudain, au loin, nous voyons une explosion.
— J’ai vu cela aujourd’hui sur le chantier, mais je ne savais pas qu’ils travaillaient aussi la nuit.
— Non, si cela arrive la nuit, c’est que ce n’est pas une explosion de « travail ». Ça, c’est un attentat terroriste. Vu l’emplacement, il me semble que c’est la grande bibliothèque qui est touchée. Depuis que la guerre s’amplifie dans le monde, les terroristes tentent de déstabiliser notre ville par des carnages. Il y en a déjà eu plusieurs ces temps-ci. Parfois, comme tu l’as vu, ils tirent sur les écoliers, parfois ils se font eux-mêmes exploser au milieu de la foule, en général dans des lieux culturels.
— Pourquoi agissent-ils ainsi ?
— Ils obéissent à des ordres.
Au loin, l’explosion se transforme en incendie.
— Qui leur ordonne de se comporter ainsi ?
Pythagore ne me répond pas. Je m’étire dans plusieurs positions pour garder contenance, puis je change de sujet.
— Ce qui m’ennuie, c’est que nos serviteurs humains prennent des décisions sans tenir compte de notre avis. Je me souviens de la manière dont s’est passée ma rencontre avec Nathalie. J’étais alors une très jeune chatonne et je vivais à la campagne. Je courais dans les herbes. Je grimpais aux arbres. Je côtoyais des escargots, des hérissons, des lézards. Et puis un jour nous avons été conduites, ma mère et moi, dans un lieu rempli de cages et d’animaux de toutes sortes, des oiseaux qui parlaient, des poissons multicolores, des chiens, des chats, des écureuils, des lapins.
— Probablement une « animalerie »…
— Plusieurs jours ont passé et puis j’ai été séparée de ma mère et installée au milieu d’autres chatons derrière une vitre transparente qui donnait sur la rue.
— Ils mettent les plus mignons en avant pour attirer les clients.
— Et un matin Nathalie est apparue. Elle a observé tous les chatons qui m’entouraient puis, finalement, elle a pointé son doigt vers moi et prononcé une phrase.
— Elle a dû dire : « Je veux celui-là. »
— Alors une main m’a attrapée et j’ai été… déposée dans ses bras.
— Un destin normal de chat.
— Ensuite elle m’a regardée et s’est mise à répéter ce mot, « Bastet ».
— Beaucoup envieraient ta place. Les chatons qui n’ont pas été pris ont probablement été… éliminés. On appelle cela les « invendus ».
Pythagore continue d’observer le point lumineux où a eu lieu l’explosion et qui continue de flamber.
— Je ne sais pas si tu l’as senti, Bastet, en regardant les actualités à la télévision de ta servante, mais c’est de pire en pire. Il y a de plus en plus de morts, et aussi de plus en plus d’humains qui veulent tuer leurs congénères.
– À mon avis la religion pourrait les sauver, dis-je.
— La religion ? Pour l’instant c’est plutôt cela qui les ronge et les pousse à l’autodestruction.
— Parce qu’ils se sont trompés de divinité à vénérer. Je suis pour le retour au culte de Bastet.
Il secoue la tête et je perçois à quel point l’explosion de la grande bibliothèque l’a troublé.
— Veux-tu ta troisième leçon sur l’histoire des hommes et des chats ? questionne-t-il.
Je m’installe le plus confortablement possible sur mon support de pierre et tends mes oreilles bien en avant. C’est le moment que je préfère.
— Les Égyptiens formaient donc une civilisation ayant connu un développement fulgurant avant d’être détruite par la guerre.
— Avec le terrible Cambyse II tueur de chats.
— Les Hébreux, jadis esclaves en Égypte, s’étaient libérés et avaient fui vers le nord-est jusqu’au territoire de Judée où ils s’étaient installés, fondant des villes et développant le commerce depuis leurs ports.
— C’est quoi le commerce ?
— C’est une des formes les plus anciennes du travail, qui consiste à échanger de la nourriture ou des objets venant d’un endroit contre des denrées d’un autre endroit. Les Hébreux, il y a trois mille ans, sous l’égide de leurs rois David et Salomon, constituèrent une flotte de bateaux de commerce, mais ils s’aperçurent que les réserves de nourriture qu’ils emportaient étaient souvent détruites par les rats et les souris. Les rois ordonnèrent donc que des chats les accompagnent systématiquement.
— C’est ainsi que les chats commencèrent à voyager sur de plus grandes distances ?
— D’abord en Méditerranée, puis sur la terre ferme dans les caravanes de chameaux.
— Nous n’étions utilisés que pour protéger la nourriture humaine contre les rongeurs ? C’est quand même un peu décevant.
— Partout où les commerçants débarquaient, ils abandonnaient les chatons nés sur les bateaux. Ceux-ci avaient beaucoup de succès auprès des populations humaines qui ne les connaissaient pas encore. Cependant, au fur et à mesure que les chats se répandaient, apparut un clivage entre les humains qui aimaient la compagnie des chats et ceux qui aimaient la compagnie des chiens.
Au loin l’incendie de la grande bibliothèque perd progressivement de son ampleur.
— Les amateurs de chats aimaient en général leur intelligence, quand les amateurs de chiens aimaient la force. Les premiers aimaient la liberté, les seconds l’obéissance. Les uns aimaient la nuit, les autres le jour.