— Les deux camps sont donc complémentaires.
— Ce n’est pas ainsi qu’ils voyaient les choses. Déjà à l’époque il n’était pas rare que ceux qui aimaient les chiens leur demandent de traquer les chats. Dans certains villages, il y avait des battues pour en capturer et en tuer un maximum.
— Tu disais que nos ancêtres étaient embarqués sur des bateaux, mais ils ne savaient pas nager, si ?
— Justement, les humains sur les bateaux savaient que les chats allaient tout faire pour que le bateau ne coule pas. Et les chats devenaient de plus en plus intelligents : il fallait aider les hommes à anticiper les problèmes qui auraient pu les forcer à affronter l’eau. Ils sentaient les tempêtes à l’avance.
— D’ailleurs, puisque tu sais tout, j’aimerais bien savoir pourquoi les chiens savent nager et pas nous.
— De ce que j’en sais, c’est parce que notre peau et notre poil sont différents. Mais il paraît que certains chats aiment l’eau. Personnellement je suis comme toi, je déteste l’idée même d’être mouillé.
Je frissonne au souvenir de mon bain de tout à l’heure. Nous avons l’un comme l’autre connu des moments difficiles ces jours derniers.
— Les chats ont donc été dispersés à partir de la Judée. Des textes datant de 1020 avant Jésus-Christ évoquent l’arrivée des premiers chats en Inde.
— L’Inde ? C’est quoi, c’est où ?
— C’est un grand pays à l’est. Les commerçants se mirent à nous échanger contre des épices. Dès qu’ils nous découvrirent, les Indiens nous adorèrent. Ils reprirent le culte d’une déesse à corps humain et tête de chat mais lui donnèrent un autre nom : Sati. Elle était elle aussi considérée comme la déesse de la fécondité.
— Ces humains hindous devaient être très subtils pour avoir ainsi restauré « mon » culte.
— Les statues de Sati étaient creuses et leurs yeux illuminés par une lampe à huile disposée à l’intérieur afin de faire peur aux rongeurs et d’éloigner les mauvais esprits.
– Ça devait être très beau.
— Les Hindous pensent que ce sont les chats qui ont appris aux humains le yoga (gymnastique basée sur des étirements comme les nôtres) et la méditation (dérivée de nos siestes profondes).
Cette dernière phrase me donne envie de procéder à de nouveaux étirements, alors je passe ma patte droite au-dessus de ma tête pour me lécher le ventre.
— En l’an 1000 avant Jésus-Christ, les chats arrivèrent en Chine : un pays encore plus à l’est, et encore plus grand. Les commerçants échangèrent nos ancêtres contre de fins tissus de soie, des épices, de l’huile, du vin et du thé. La dynastie des Zhou, qui régnait à cette époque, fit des chats un symbole de paix, de sérénité, et un porte-bonheur. Ils créèrent eux aussi une divinité à notre gloire, la déesse Li-Shou, qui avait l’apparence d’un chat.
— Le culte de Bastet a donc perduré.
— Les chats ne conquirent pas seulement les territoires de l’est, mais aussi ceux du nord. En 900 avant Jésus-Christ, on évoque l’arrivée de nos ancêtres au Danemark. Ils donnent naissance au culte de la déesse de la fertilité Freyja, dont le char est tiré par deux chats sacrés. Le premier est nommé « Amour », le deuxième « Tendresse ».
Je ne sais pas ce que sont le Danemark, ni la Chine ou l’Inde, et encore moins la Judée, mais ce que je perçois du récit de Pythagore c’est que les chats, qui se trouvaient seulement en Égypte à une certaine époque, ont utilisé des hommes voyageurs pour étendre leur influence sur des territoires de plus en plus vastes.
Pour la première fois, je demande à Pythagore qu’il revienne sur son récit pour m’expliquer chaque mot que je n’ai pas compris. Je lui demande de me décrire les décors, les vêtements, l’apparence et la nourriture des peuples humains évoqués. Il ne rechigne pas à satisfaire ma curiosité. Désormais je ne veux plus qu’un mot soit prononcé par lui sans que je le comprenne.
Pythagore ne semble pas étonné par ma requête. Il est patient, revient sur chaque expression et m’explique la mentalité humaine qui la sous-tend afin que mon champ de compréhension s’élargisse.
Je lui demande une fois de plus comment il sait tout ça.
Il dodeline de la tête comme s’il hésitait, semble prêt à me révéler ce qu’il me cache depuis notre première rencontre.
À ce moment, une détonation toute proche retentit.
Il me fait signe de le suivre. Une fois les marches de la tour dévalées, il fonce dans la direction d’où semblait provenir ce son inquiétant. Nous galopons et parvenons à une large avenue très éclairée. Il y a là des milliers d’humains rassemblés en deux groupes qui se font face. Pythagore m’indique que nous verrons mieux en hauteur depuis les branches d’un arbre. Nous grimpons donc sur un platane.
— C’est cela la guerre ?
Pythagore ne daigne pas me répondre et me fait signe d’observer comment se comportent ces individus.
Ceux du groupe de droite brandissent des drapeaux noirs et scandent la même phrase.
Face à eux, le groupe de gauche est composé d’humains tous vêtus de bleu marine avec des casques surmontés de bandes jaunes. Ils ont des boucliers et des bâtons. Eux n’ont pas de drapeaux et sont silencieux. Les deux groupes semblent attendre quelque chose. Cela sent très fort les hormones mâles et je perçois dans mes moustaches une onde de pure exaltation.
Une bouteille enflammée est lancée en direction du groupe des bleu marine, qui s’écarte à temps. Le projectile explose sur le sol et s’étend en une flaque lumineuse.
Aussitôt les autres ripostent en lançant des objets qui déploient de longs panaches de fumée.
— Non, ce n’est pas la guerre, pas encore. Ce que tu vois, ce sont juste les prémices de la confrontration. Ceux en uniforme sont les défenseurs du système en place. Les autres sont ceux qui veulent le détruire.
— Lesquels ont raison ?
— Est-ce que cela a vraiment une importance ?
Soudain les porteurs de drapeaux noirs chargent les uniformes bleus. Choc des deux groupes, qui se battent désormais au corps à corps.
Les poubelles brûlent. La fumée des projectiles devient irritante. Les humains crient, hurlent, courent, se frappent à coups de poing, à coups de pied, certains se mordent. Ils grimacent, éructent, déchirent leurs vêtements.
L’air commence à devenir piquant et j’ai mal au ventre. Je vomis.
— Et tu dis que « ça » ce n’est pas encore vraiment la guerre ?
— Ce n’est plus du terrorisme mais ce n’est pas encore la guerre civile. C’est seulement une « manifestation qui dégénère ». Ils n’utilisent pour l’instant que des cocktails Molotov (les bouteilles qui flambent) et des grenades lacrymogènes (les projectiles qui font de la fumée). Tu sauras que c’est la guerre quand au lieu d’avoir des uniformes bleus ou des vêtements normaux ils seront tous vêtus, dans les deux camps, d’uniformes verts.
Je suis étonnée de l’acharnement que mettent ces humains à se détruire mutuellement.
— J’ai du mal à respirer. Cette fumée est encore pire que celle des cigarettes de ma servante, je miaule. Pourquoi m’as-tu amenée ici ?
— Je voulais que tu constates ça de près. Il faut aussi que tu saches que ce qui se produit ici se passe également dans d’autres grandes villes de France, d’Europe, du monde. C’est comme une fièvre hystérique d’agressivité qui les touche tous. Certains humains pensent que cela pourrait être lié à des taches solaires qui perturbent leurs sens et les poussent à s’entretuer. Il paraît que cela se produit tous les onze ans. En tout cas, ce que tu as vu en est la preuve : ils sont dans une phase d’autodestruction. Et cette fois-ci cela a pris une ampleur étrange. J’ai l’impression qu’ils sont arrivés au dernier épisode de leur évolution.