Je reste à les observer, hypnotisée par le spectacle, malgré mes yeux et mes poumons brûlants. Au bout d’un moment, je secoue mes oreilles : il est temps de rentrer.
Alors nous abandonnons ces humains à leurs « manifestations » et rentrons à l’abri dans nos maisons respectives.
Je passe par la chatière et m’étends dans mon panier. J’ai enfin un objectif ambitieux dans la vie : rétablir ici et maintenant, dans ce pays et dans tous les autres, le culte de la déesse à tête de chat.
Et ainsi les humains seront à nouveau en paix, unis dans ma dévotion.
10
Incidents à Paris
Je dors beaucoup et longtemps.
Peut-être une journée entière, ou deux. Il m’est déjà arrivé de dormir trois jours d’affilée sans m’en apercevoir.
Toujours est-il que je me réveille alors qu’il fait encore jour, complètement épuisée.
Je me renifle. Il y a encore dans mon poil des relents des gaz de la manifestation. Je lèche ma fourrure là où les odeurs sont les plus significatives. Puis je régurgite des boules de poils qui roulent devant moi.
Je repense à ce que m’a dit Pythagore la dernière fois que nous nous sommes vus. Il va falloir que je trouve le moyen de bien mémoriser les informations pour pouvoir un jour instruire à mon tour tous mes congénères.
À bien y réfléchir, si Pythagore révélait ses connaissances à d’autres chats moins intelligents, non seulement ces derniers le prendraient pour un fou, mais ils risqueraient de surcroît de vouloir l’éliminer.
Moi je suis évoluée, je peux comprendre, mais pour les autres ces connaissances paraîtraient forcément… bizarres… abstraites… voire pure folie.
Quand on s’est habitué aux mensonges, la vérité a l’air suspecte.
Félix est en train de manger dans sa propre gamelle : qu’est-ce que quelqu’un comme lui pourrait comprendre aux révélations extraordinaires dont j’ai bénéficié ?
La connaissance oblige à changer d’état d’esprit et personne ne veut remettre en question sa vision limitée du monde.
Je vomis à nouveau quelque chose d’âcre au fond de ma gorge (bon sang, la guerre ce n’est vraiment pas bon pour la santé car on en sent même les effets néfastes le lendemain. Je crois que je ne la digère pas).
Félix me rejoint, il n’a pas osé me réveiller et semble tout joyeux de pouvoir enfin me saluer.
Cela fait maintenant plusieurs semaines que je vis avec lui et je constate qu’il a beaucoup grossi. Voilà ce que notre espèce a perdu en s’alliant avec les hommes : l’oubli de la nécessité de l’effort. Nous ne courons pas assez, nous n’avons pas assez peur, nous ne nous lançons plus de défis, nous ne faisons que gérer un quotidien terriblement confortable et répétitif.
Si rien ne bouge, peut-être que moi aussi je finirai comme lui : obèse, immobile, sans aucun projet de vie, et en plus… satisfaite d’être ainsi.
Je monte dans la chambre de ma servante, pénètre dans sa salle de bain et grimpe sur le lavabo où il me semble avoir vu un miroir. Maintenant que je sais à quoi cela sert, je n’ai pas peur de me placer bien en face en me tenant en équilibre sur le rebord en porcelaine. Je m’observe.
Ça alors ! Je m’aperçois que moi aussi j’ai pris du volume ! Suis-je malade ? J’ai vomi, ce matin, et en plus je me suis enrobée.
Je ferme les yeux et analyse mes sensations intérieures : soudain c’est l’évidence.
Je suis… enceinte.
Je réfléchis, se pourrait-il que cela soit les œuvres de Félix ?
Probable.
Du coup, je n’ai qu’une envie : donner la primeur de cette information à mon voisin siamois.
Comme je suis trop lourde pour tenter le saut de balcon à balcon, je descends et sors par la chatière. Je pénètre ensuite dans sa maison.
— Pythagore ! Pythagore ! Je vais être mère !
Aucune réponse. Pas de signe de sa servante Sophie non plus.
Serait-il possible qu’ils ne soient plus là ? Comment vais-je pouvoir connaître la suite de l’histoire des hommes et des chats ?
J’inspecte la maison. Quelque chose ne va pas.
Son distributeur automatique de croquettes est vide, son abreuvoir est sec, sa litière intacte. Je monte dans la chambre, le lit de sa servante est fait, et je ne vois aucune trace indiquant une présence récente.
Je me regarde dans le miroir de sa chambre en espérant que celui-ci me donne des informations différentes. Mais non, pas de doute, j’ai pris du volume. En plus je commence à sentir des « trucs » qui bougent à l’intérieur de mon ventre. Mes tétons me démangent. Je les lèche pour les apaiser.
Pauvre de toi, sans Pythagore ta vie va devenir plus ennuyeuse, me dis-je.
« Bastet ! »
Le cri vient de ma maison.
Nathalie est rentrée. Je repasse par les chatières, trotte jusqu’au salon et y retrouve ma servante.
Elle porte un petit sac et, à la manière dont elle me caresse la tête, je présume que c’est encore une surprise pour moi.
Vu la qualité relative de ses derniers cadeaux, je tempère mon enthousiasme.
Elle ouvre un étui en plastique et en sort un collier avec un pendentif doré en forme de boule.
Je ne sais pas comment je dois le prendre. Aurait-elle fini par comprendre qui je suis vraiment ? Est-ce une offrande ?
Nathalie me parle et prononce plusieurs phrases en articulant bien mon nom, mais comme je ne suis pas dotée d’un Troisième Œil, je ne comprends rien à son charabia.
Puis elle s’installe face à la télévision et je déduis qu’on y parle des événements d’hier soir. Les dégâts provoqués par l’explosion sont montrés de plus près. Ensuite je revois des scènes filmées de la confrontation entre les hommes en uniforme bleu marine et les autres qui leur lançaient des… comment déjà ? Ah oui ! Des « cocktails Molotov ».
Le niveau de stress de Nathalie est à son paroxysme. Elle accomplit un geste que je ne l’avais jamais vue pratiquer jusque-là, quelque chose de complètement dément : elle se mord l’extrémité des ongles avec les dents et en arrache de petits morceaux qu’elle recrache par terre.
Sur l’écran de télévision on voit maintenant des humains qui parlent avec des intonations très dures.
J’ai l’impression qu’ils s’adressent directement à nous. Certains ont de longues barbes, d’autres des cravates, ils montrent le poing, crient, froncent les sourcils. Je regrette que Pythagore ne puisse m’informer des dernières évolutions de la situation.
Quand Nathalie a fini d’abîmer ses ongles, elle allume une cigarette et se sert une boisson qui sent fortement l’alcool.
À nouveau, la nausée m’assaille. Je n’ai pas le cœur à rassurer ma servante car je me sens fébrile moi aussi.
Je passe près de Félix endormi, puis je file à l’étage me défouler en enfonçant mes griffes dans un oreiller jusqu’à en faire jaillir des plumes blanches.
J’ai l’impression que des jours de plus en plus difficiles s’annoncent pour moi.
Comme je me sens bête.
Et comme j’ai envie de devenir intelligente.
11
Hors de mes entrailles
Une trentaine de jours ont passé durant lesquels je n’ai cessé de dormir et de grossir. Je me sens complètement incapable de me mouvoir hors de ma maison. Si je me suis levée, c’était uniquement pour manger, en croisant parfois ma servante ou Félix.