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Une trentaine de jours sans l’enseignement de Pythagore sont une trentaine de jours gaspillés, et dans ma tête tout semble opaque. Mon esprit n’est plus un nuage, mais un brouillard diffus. Je me sens incapable de m’intéresser à la guerre ou à l’histoire.

Je n’ai pas envie de sortir.

Les entités qui vivent dans mes entrailles décident de se manifester.

Je me lèche le ventre.

Je sens une légère proéminence remuer près de mon nombril.

La « nouvelle génération » ?

Ceux-là, il ne faudrait pas qu’ils commencent à m’exaspérer avant même de naître.

Je n’ai pas besoin de me regarder dans le miroir de la salle de bain pour savoir que j’ai doublé de volume. D’ailleurs je ne pourrais même pas tenir en équilibre sur le rebord du lavabo. Grosse ? Non, le terme exact serait plutôt obèse. Le moindre mouvement me fatigue, je soupire, j’ahane, et j’ai faim.

Aller à ma gamelle est la seule chose dont je suis capable. À l’intérieur de moi les présences s’agitent. Ils jouent à cache-cache dans mon ventre, ou quoi ? À la balle avec mes reins ? J’ai l’impression qu’ils se chamaillent.

Là, maintenant, ce qui me ferait vraiment plaisir ? Qu’ils sortent tous de mon corps.

Nouveaux reliefs qui se déplacent sous l’épaisseur de l’épiderme de mon ventre. On dirait qu’ils veulent gratter la paroi de l’intérieur pour sortir.

Une première contraction arrive. Puis une seconde. Elles se font bientôt de plus en plus nombreuses et de plus en plus douloureuses. Chacune me vrille les boyaux.

Ça y est, je vais accoucher.

Je miaule à m’en exploser les cordes vocales.

Nathalie ! Vite ! Il faut s’occuper de moi de toute urgence !

Mais ma servante est une fois de plus devant sa télévision. L’égoïsme de cette humaine me sidère. Elle ne pense vraiment qu’à elle.

Je m’interpose entre elle et l’écran, mais au lieu de me caresser ou de me suivre, elle me soulève et me déplace pour que je ne la gêne pas.

Autant parler à un poisson rouge. Alors je me résigne à faire « ça » seule, dans mon panier. Une fois de plus, l’intuition se confirme que dans la vie on est toujours seul et qu’on ne peut compter sur personne.

Félix se propose de m’assister, mais je sais qu’il ne servira à rien. Si c’est juste pour traîner dans mes pattes il va plus m’encombrer qu’autre chose.

L’angora blanc me regarde fixement de ses yeux jaunes et avec sa mine complètement hébétée.

Je l’autorise à rester mais lui intime de ne pas me déranger. Même s’il est le père, il n’est rien de plus que « ça ».

Mon ventre est maintenant pris de mouvements convulsifs de plus en plus douloureux. Les contractions s’accélèrent. Je sens que Félix compatit, mais comment un mâle pourrait-il vraiment comprendre ce que ressent une femelle dans ces moments-là ?

Et puis je sens que quelque chose descend vers le bas de mon corps.

J’adopte une position plus confortable dans mon panier, et au bout d’un moment une tête mouillée aux yeux collés émerge de mon corps. Je l’expulse en trois contractions plus profondes.

Voilà, ça c’est fait. Je viens d’accoucher d’un chaton.

La petite boule noire bouge lentement les pattes, les yeux toujours clos. Instinctivement je tranche le cordon ombilical. C’est une saveur particulière, mais au final cela a plutôt bon goût, alors je l’avale. Je me régale de ma propre chair ! Puis je lape le liquide qui est sorti de moi et que je trouve tout aussi délicieux.

Alors que je vais pour lécher le chaton, je sens une nouvelle crampe. Il y en a un autre qui arrive. Il sort de la même manière et s’avère, cette fois, complètement blanc.

Je donne naissance à six chatons en tout.

Un noir, un blanc, deux blancs tachetés de noir, un gris, et un… orange.

Leurs yeux sont fermés et ils sont recouverts de substance gluante issue de mon corps. Je les lèche tour à tour.

Seul un ne bouge pas, le gris. Je sais intuitivement ce qu’il faut faire (il faut que je le mange) mais je ne m’en sens pas le courage.

Je le repousse un peu plus loin et aide les cinq autres à se placer près de mes tétons qui me démangent.

Tous mes petits, les yeux fermés, probablement guidés par l’odeur, rampent pour coller leur bouche à mon ventre.

Ils aspirent goulûment mon lait. C’est une sensation nouvelle, agréable et en même temps un peu douloureuse (le chaton orange me mordille. Celui-là je ne le sens pas du tout).

Je me sens vidée, mais soulagée. Une onde particulièrement douce me parcourt.

Je suis bien. Très bien.

Finalement l’idée d’avoir des enfants me rend heureuse, c’est comme si, après toute cette attente et cette douleur, la vie m’avait choisie pour se perpétuer.

Félix vient me lécher le front. Je dois avouer qu’à cet instant, ce geste précis est très apprécié.

— Peux-tu t’occuper du gris, s’il te plaît ?

Il ramasse le petit corps et disparaît. Quand il revient, il se penche doucement sur les cinq boules de poils.

— Ce sont nos enfants, dit-il avec émotion.

Je n’ose pas lui signaler que j’ai eu d’autres rapports avec des mâles du quartier quelques jours seulement avant notre premier acte d’amour.

— Ils sont beaux, ajoute-t-il.

Je bouge les oreilles pour essayer de savoir ce que fabrique Nathalie et perçois les bruits de la télévision. Donc elle est encore fascinée par la guerre.

L’énergie de vie s’éteint chez eux, mais jaillit de moi.

— Qu’as-tu fait du gris, Félix ?

— Je l’ai déposé devant Nathalie. Quand elle sera moins accaparée, elle devrait le voir et comprendre.

En effet, j’entends à ce moment même une exclamation. Cela ressemble au cri qu’elle avait poussé en découvrant ma souris cadeau. J’entends qu’elle court, s’agite, je la vois saisir une pelle et un sac plastique.

Enfin elle consent à s’intéresser à ma personne. Je ne perçois pas de reproche, ni de réprobation. Elle me sourit, me caresse le sommet du crâne et remonte plusieurs fois avec son doigt les poils sous mon menton.

Je pense qu’il doit s’agir de félicitations. Cela tombe bien, ces temps-ci j’ai besoin de me sentir soutenue et encouragée.

Elle me caresse le front et me tend un bol de lait (elle doit penser que le fait de m’en donner à boire va m’aider à en fabriquer). J’en lape pour lui faire plaisir.

Je repense au chaton gris qu’elle a mis dans le sac. Peut-être que dans le passé ce réflexe de manger ses propres enfants a servi à sauver des mères affamées et épuisées. Mais maintenant que je suis « civilisée », cela me semble inapproprié. J’estime même que nous avons droit, nous les chats, à être momifiés après notre mort, recouverts de bandelettes et d’un masque nous représentant, et enterrés avec un peu de cérémonial.

Il serait par exemple convenable que ma servante se rase les poils des sourcils pour montrer son affliction face à la perte de mon nouveau-né gris.

Pour l’instant elle semble plutôt occupée à prendre des photos de mes chatons avec son smartphone et à passer des coups de fil où je l’entends répéter plusieurs fois mon nom sur un ton enjoué.

C’est alors qu’apparaît Pythagore.

Il a dû pénétrer chez moi par la chatière. Il s’approche lentement de moi.

— Bravo, miaule-t-il en me léchant un peu le dos, ce qui me ravit.

— Où étais-tu ?

Félix, comprenant que je souhaite rester seule avec le siamois, ne fait pas de scène et consent à rejoindre sa gamelle pour nous laisser un peu d’intimité. J’apprécie cette délicatesse.