Je ne sais pas trop comment il faut s’occuper des enfants. C’est un peu compliqué pour moi et il faut que je m’habitue à ces cinq présences accaparantes.
Je les lèche et je ronronne, je ne sais faire que ça.
Une fois de plus, je constate que le chaton orange est celui qui mord le plus fort et qui bouscule les autres pour accéder aux tétons les plus gonflés. C’est quand même étonnant de voir que cet être qui n’a pas encore les yeux ouverts perçoit déjà qu’il a des concurrents à évincer.
Certains naissent dominateurs.
Telles sont les prémices de la lutte pour la survie, m’expliquerait probablement Pythagore. Mais pour l’instant, j’ai d’autres préoccupations que reprendre mes grandes discussions avec mon mentor siamois. La sonnerie de la porte d’entrée vient de retentir. Je remonte de la cave pour voir ce qui se passe. À mon grand agacement, Nathalie accueille à nouveau Thomas.
Après l’épisode des chaussures, j’espérais être définitivement débarrassée de lui. Ma servante lui parle d’une voix émue et, ce que je n’aime pas, elle prononce mon nom à plusieurs reprises. Puis elle le guide vers la cave où mes chatons miaulent pour que je les nourrisse encore.
Je cours pour m’interposer mais il est déjà trop tard. Thomas se penche et les observe avec un air qui ne me plaît pas du tout.
Je me mets aussitôt en position d’attaque, pupilles dilatées, moustaches collées aux joues, oreille aplaties en arrière, queue hérissée et recourbée, je gonfle ma fourrure et fais le gros dos, gueule ouverte, canines apparentes, je sors mes griffes et gratte le sol.
N’approche pas !
Je suis déjà prête à sauter sur Thomas, mais au lieu de fuir ou de se battre il se met à rire en me montrant du doigt et en répétant mon nom.
Je crois que cet humain n’a pas encore bien compris à qui il avait affaire.
Je multiplie les positions d’intimidation pour lui montrer ma détermination. Elles effraieraient n’importe qui, mais pas lui apparemment. Après avoir haussé les épaules, il dégaine son stylo laser et le pointe pile devant moi.
Oh non, pas ça ! Pas le point de lumière rouge ! Qui peut résister à une telle tentation ?
Évidemment, je ne peux m’empêcher d’essayer à nouveau d’attraper la lueur agaçante qui ne cesse de se déplacer. Il faut à tout prix que je saisisse cette lumière rouge même si je sais que c’est Thomas qui la manipule. Il pointe son faisceau sur ma queue et, comme la dernière fois, je tourne sur moi-même pour tenter de la saisir.
La diversion permet à Nathalie de saisir quatre de mes chatons et de les emporter. Le temps que je reprenne mes esprits, Thomas et elle sont dans la salle de bain, porte fermée. Je fonce et bondis sur la poignée. (Ah ce que cela m’énerve de ne pas pouvoir ouvrir les portes !)
J’entends les miaulements de mes chatons.
Je tente en vain d’enfoncer mes griffes dans les fibres du bois. À travers la porte je perçois le bruit de l’eau qui coule dans le lavabo.
Nathalie ressort prestement, et referme derrière elle avant que je puisse me faufiler à l’intérieur. Elle essaye de m’attraper mais je ne la laisse pas m’approcher.
Je gratte plus fort contre la porte. Je ne sais pas ce qui se passe dans la salle de bain mais je sais que je dois tout faire pour l’empêcher. Mes chatons miaulent. Je miaule à mon tour et, griffes entièrement sorties, laboure plus profondément le bois de la porte.
Nathalie descend dans la cave, s’empare du seul chaton qui a été épargné, l’orange, et le caresse comme si elle voulait me montrer qu’elle a de l’affection pour celui-ci précisément.
Et les autres ?!
Nathalie croit comprendre ma question car elle me parle en langage humain incompréhensible avec une intonation apaisante.
De l’autre côté de la porte tous les miaulements ont cessé.
Et puis soudain un son caractéristique de chasse d’eau.
Un frisson d’horreur me parcourt.
Et puis un second fracas de chasse d’eau. Suivi d’un troisième, et d’un quatrième.
Non ! Ce n’est pas possible, il n’a pas fait ça !
Enfin Thomas ouvre la porte. Pas le moindre chaton en vue.
OÙ SONT-ILS PASSÉS !
Thomas a fait disparaître quatre de mes enfants !
Je lui saute dessus, pattes en avant, en visant les yeux. Mais avant que je n’aie pu labourer ses prunelles de mes griffes acérées, il me repousse brusquement et je vais m’étaler contre le mur.
Ah, comme il est injuste, le pouvoir des humains, parce qu’ils sont plus grands, bipèdes, et qu’ils ont des mains au bout de leurs bras avec des pouces opposables…
Je tente une nouvelle attaque qu’il bloque cette fois d’un coup de pied. Puis Nathalie m’attrape et m’empêche de me venger. Elle me parle doucement, j’ai même l’impression qu’elle a des sanglots dans la voix, je crois voir une larme couler le long de sa joue. A-t-elle pitié de moi ? Mais alors pourquoi ne me défend-elle pas ? Malgré mes protestations, elle me reconduit à la cave, où elle m’enferme.
Traîtresse.
Je comprends maintenant qu’elle a fait venir Thomas uniquement pour tuer mes petits, parce qu’elle n’avait pas le courage de le faire elle-même.
Je reste dans le noir à ruminer ma rage. Je la hais. De quel droit s’autorise-t-elle à couper les testicules d’un mâle et à voler les enfants d’une mère ? Faut-il que cette espèce se sente bien supérieure à la nôtre pour se comporter avec autant de mépris !
Je hais les humains.
Comment ont-ils osé me faire ça ?
Déjà je pense à une vengeance. Je veux leur mort. À tous. Qu’ils s’autodétruisent donc avec leur guerre et leur terrorisme. Non, ça prendra trop de temps, il faut que je frappe vite.
Ma rage est telle que je casse tout ce qui me passe sous les pattes dans la cave. Je renverse les pots de confiture, je brise les bouteilles de vin, je déchire tout ce qui est tissu ou papier.
Mais pour qui se prennent-ils, ces humains ! Ils ont transformé la forêt et l’herbe en une ville de ciment, ils ont transformé les arbres en meubles, ils nous ont transformés en… jouets jetables !
Ne sommes-nous donc pour eux que des êtres qu’on met à la poubelle après usage, comme tous les objets dont ils se débarrassent lorsqu’ils ne les amusent plus ?
JE HAIS L’ESPÈCE HUMAINE.
Je ne veux plus communiquer avec eux : je veux juste les détruire. Tous. Que pas un n’en réchappe. Même pas Nathalie.
Je me calme. J’inspire et souffle.
Après avoir détruit le plus d’objets possible dans la cave, épuisée, je me calfeutre dans le coin ou j’avais caché mes petits dans l’espoir de les préserver. Leur odeur flotte encore dans l’air.
Je finis par m’endormir. Je rêve à nouveau que je suis la déesse égyptienne Bastet. Je suis dans le temple de Bubastis. J’ai des jambes, des pieds avec des chaussures, une robe, un bijou assez semblable à mon collier GPS, mais avec un pendentif beaucoup plus volumineux.
Autour de moi, des milliers d’humains se prosternent et me vénèrent en scandant mon nom.
« Bas-tet ! Bas-tet ! »
Je leur demande qu’ils m’offrent leurs enfants en sacrifice. Les mères me les amènent dans des paniers. Je donne l’ordre qu’on n’en épargne qu’un sur cinq afin qu’ils puissent créer de nouvelles générations asservies et soumises. « Épargnez de préférence les rouquins. »
Les autres nouveau-nés sont jetés dans la cuvette de toilettes géantes dont je tire la chasse pour les faire disparaître les uns après les autres.
Pythagore à mes côtés miaule :
— Tu es dure, Bastet.
— En me comportant comme eux, je leur ferai peut-être prendre conscience de leurs actes.