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Ensuite je demande aux mâles humains de s’avancer en file indienne. Un à un, les mâles sont emportés par mes gardes. Puis ils reviennent avec un bandage autour du bassin et portent un bocal dans lequel flottent deux boules beiges.

« Vous pourrez désormais les contempler à votre aise. Si vous voulez, on peut les incruster dans des colliers que vous porterez autour du cou », je déclare à la ronde, magnanime.

Ensuite je fais signe à mes gardes pour qu’ils excitent Thomas avec un laser rouge qui bouge tout le temps. Il se débat mais ne peut échapper à son supplice. Il saute et court après la lumière, au moment où le point lumineux se pose sur son bras, il se mord jusqu’au sang et j’éclate de rire.

Puis je demande qu’on m’amène ma servante Nathalie. Elle se prosterne à mes pieds.

— Excuse-moi, Bastet, je ne me rendais pas compte, prononce-t-elle en miaulant dans ma langue.

— Il est trop tard pour regretter.

— Pitié, Bastet !

— Jadis j’aurais pu avoir encore de la pitié pour toi, car jadis tu as été une servante zélée, mais ce que tu as commis est irréparable.

J’ordonne à mes gardes de l’enfermer dans une pièce où elle ne peut pas atteindre la poignée de porte. Elle saute, elle griffe le bois mais n’arrive pas à s’élever suffisamment pour sortir.

Pythagore me touche le bras.

— Tu es peut-être trop cruelle avec les humains, après tout ils nous ont fait subir ces supplices par méconnaissance.

Je lui réponds gravement :

— Tous les humains payeront pour l’assassinat de mes quatre chatons. Ils n’avaient qu’à réfléchir avant d’accomplir cette atrocité.

Je suis réveillée par le grincement de la porte de la cave. Une silhouette apparaît à contre-jour en haut des marches. Je me tasse, prête à bondir en direction du visage du nouvel arrivant bipède.

C’est Nathalie. Elle tient dans sa main le chaton orange et elle prononce « Angelo » tout en le caressant.

Comme elle répète plusieurs fois ce nom, je comprends que c’est ainsi qu’elle l’a baptisé.

Et lui miaule car il a faim.

Je n’ose attaquer.

Quel dilemme.

Je laisse ma servante placer la petite boule de poils roux contre mon ventre et je me sens aussitôt soulagée d’être aspirée par sa bouche avide.

Je consens à m’allonger pour qu’il ait une position plus confortable.

La vengeance attendra.

Angelo tète et aspire aussi ma rage.

Ainsi est ma vie, je n’ai pas choisi ma servante, je n’ai pas choisi ma maison, je n’ai pas choisi mon nom, je n’ai pas choisi mon mâle, je n’ai pas choisi lequel de mes chatons devait survivre.

Une fois Angelo rassasié, je le détache précautionneusement et le laisse dormir dans un coin. Puis je profite du fait que la porte de la cave soit restée entrebâillée pour circuler dans ma maison.

Nathalie s’est installée dans la cuisine.

Elle prend son repas toute seule. Thomas est absent.

Comme la porte est ouverte, j’entre dans la salle de bain.

Je me penche sur la cuvette des W-C et lape l’eau qui y stagne pour voir si j’y détecte encore un peu de « leur » goût. Puis je vais vers le rouleau de papier toilette, le griffe et le déroule sur toute sa longueur. Je le hache menu pour en faire des petits bouts épars (normalement ça énerve bien Nathalie). Ensuite je file vers le canapé. J’en arrache les pompons et me fais les griffes sur le velours en arrachant de gros morceaux de matière molle et blanche. Que pourrais-je faire encore comme dégâts pour la punir ?

Je renverse un vase qui éclate en plusieurs morceaux sur le sol.

J’attaque les feuilles de la plante verte à l’entrée, les mâchouille et les recrache (tiens, servante, voilà ce que j’en fais, de ton philodendron !). Je mords le fil de la souris d’ordinateur de son bureau, puis de sa chaîne hi-fi jusqu’à… prendre un choc électrique dans les dents. Comme cela me semble encore insuffisant, je vais dans la chambre et urine abondamment sur le coussin du lit.

Pour finir, je disperse ma litière avec mes crottes tout autour du bac en utilisant mes pattes arrière (comme si j’étais un chien) et je vais vomir des boules de poils gluantes dans son sac à main.

Puis, fatiguée de tant de saccages, je reviens vers Angelo et l’aide à se placer face à mes tétons. Comme il est difficile d’être à la fois mère et guerrière vengeresse ! Il a encore faim, le petit. Il semble complètement indifférent à la disparition de ses frères.

— Allez, régale-toi, Angelo. Tu n’es pour rien dans ce qui s’est passé.

Je place ma patte sur son cœur et je sens les petits battements.

La vie.

Nous sommes tous des véhicules qui aidons la vie à circuler à travers nous pour se répandre.

13

Pas de désir, pas de souffrance

Le temps passe et chaque jour je détruis un objet que j’espère précieux dans ma maison. J’aime le bruit aigu du verre lorsqu’il se brise sur le sol. J’aime celui du coton lorsqu’il gicle des coussins que je laboure de mes griffes. Les rideaux ? Je les préfère avec des franges. Les robes et les manteaux de ma servante ? Je les customise avec des trous. Les bas dans le bac de linge sale ? J’aime bien les filer et en faire de grosses pelotes. Ensuite j’y plante mes canines comme s’il s’agissait d’un fruit trop mûr. Je ne crois pas qu’il reste ici une seule plante verte intacte. Si elles ont une conscience, elles doivent me détester.

Mais mon entreprise de destruction systématique ne semble pas affecter ma servante. Nathalie (peut-être par pure provocation) me manifeste toutes sortes d’égards. J’ai droit à plus de nourriture, plus de caresses, plus de mots gentils, et les portes restent dorénavant toujours ouvertes.

Elle adore mon chaton orange qu’elle gratifie de soins, de baisers, de caresses. Il couine déjà lorsqu’elle le gratte sous le cou.

Depuis qu’Angelo a ouvert les yeux sur le monde, le septième jour, son comportement a changé. Non seulement il me mordille de plus en plus douloureusement les tétons (ses dents poussent) mais il court partout et me donne des coups de patte.

Vous trouvez normal, vous, qu’un chaton maltraite sa propre mère ?

Et s’il ne frappait que moi ! Il a aussi balafré le pauvre Félix. Moi qui ai toujours pensé que les vieux mâles devaient apprendre aux jeunes à chasser et à respecter leurs aînés, je crains que dans le cas d’Angelo ce ne soit compromis.

Ce gros fainéant de Félix n’assume pas ses responsabilités et ne fait que manger et dormir. En outre, Nathalie lui a fait goûter de l’« herbe à chat » et Félix en consomme sans modération. Je crois que, finalement, la drogue est le moyen le plus rapide pour contrôler les esprits simples comme celui de cet angora. Il en mange par touffes entières, il renifle, mâchonne, secoue la tête, et puis soudain il roule sur le dos et mime l’extase. Assurément, cela ne va pas l’aider à assumer ses responsabilités de père. Il m’en propose, mais il ne faut pas être bien intelligent pour se douter qu’une mère qui allaite n’a pas intérêt à prendre des produits hallucinogènes.

J’attends d’aller un peu mieux pour tenter de reprendre contact avec Pythagore.

Un cri humain suivi d’une détonation retentit dans la rue. Je suis partagée entre la curiosité et mon devoir d’allaitement. Tant pis. Je me libère de mon unique progéniture. J’installe Angelo sur mon coussin afin qu’il reste imprégné de mon odeur, puis je grimpe à l’étage et sors sur le balcon.

Des humains vocifèrent dans la rue. Un humain en menace un autre avec une arme. Ils se parlent vite. Deux coups de feu partent, l’un tombe et l’autre s’enfuit.