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Le spectacle de la folie des humains me fascine tout autant que la télévision fascine Nathalie.

La flaque de sang qui s’échappe de celui à terre s’élargit. Je suis étonnée qu’un corps contienne autant de liquide.

D’autres humains approchent bientôt en poussant des cris différents. Et puis une camionnette emporte le corps de celui qui est tombé et les gens se dispersent.

Étrangement, pour la première fois, je constate que la mort des humains ne m’affecte plus du tout. Avant je ressentais un petit picotement, une gêne, une contrariété quand l’un d’entre eux souffrait ou tombait, désormais cela m’est presque égal.

Suis-je devenue insensible ?

Je pense qu’il va me falloir du temps pour digérer le choc de la perte de mes enfants. Et puis je crois que, comme Nathalie, je finis par m’habituer à la violence des hommes, la considérant comme une fatalité.

Je tourne la tête vers la maison voisine et je vois Pythagore sur son balcon en train d’observer la scène.

Il se tasse, prend son élan, franchit d’un bond l’espace entre nos deux maisons et opère un superbe atterrissage sur la rambarde de mon balcon.

Nous nous frottons le nez l’un contre l’autre, puis il a ce délicieux mouvement pour glisser le sommet de son crâne pourvu du Troisième Œil dans le triangle de mon cou.

— Je sais ce qui t’est arrivé, annonce-t-il. Ta servante en a parlé à la mienne. Ils ont noyé quatre de tes chatons. Je te savais triste alors je ne voulais pas venir te déranger, afin que tu puisses faire ton deuil.

— Je me vengerai.

— Ne te donne pas ce mal. Tu as vu à l’instant qu’ils sont en train de se détruire tout seuls. Ça y est, ce n’est plus du terrorisme, la guerre civile commence à toucher notre ville. Pourquoi se fatiguer et prendre le risque de les affronter ? Pour l’instant occupe-toi plutôt de transmettre à Angelo la capacité d’évoluer dans un monde en pleine mutation.

Je propose à Pythagore de monter sur le toit.

Nous nous installons sur les ardoises chaudes, bien calés contre la cheminée.

— J’ai pensé à toi hier soir, dit-il. Ma servante regardait un film à la télévision, Catwoman. C’est l’histoire d’une femme de nos jours qui se comporte comme un chat, et je me suis dit que c’était une sorte de Bastet moderne.

— C’est quoi un « film » ?

— C’est une histoire qui apparaît à la télévision mais qui n’est pas réelle. Elle est issue de l’imagination d’un scénariste.

— Elle agissait comment ta « Catwoman » ?

— Elle se battait contre des hommes et gagnait tous les combats.

Je dodeline de la tête. J’ai un tressaillement incontrôlé.

— Se battre. Toujours se battre. Pourquoi le monde est-il aussi violent ?

— Peut-être que s’il n’y avait pas de violence on s’ennuierait. Les jours se ressembleraient tous. Tu imagines, s’il faisait beau tous les jours ? La violence est un peu comme l’orage. Une soudaine concentration d’énergie qui explose. Et une fois que tout est déchargé, une fois que les nuages noirs se sont transformés en gouttes de pluie, et que toutes les gouttes sont tombées, cela s’arrête et les beaux jours reviennent. Il y a de la violence partout. Même les plantes se battent. Les lierres étouffent les arbres. Les feuilles sont concurrentes et se volent entre elles l’accès aux rayons du soleil.

Je repense au type en noir qui tuait les jeunes humains devant l’école maternelle, je repense aux images que ma servante fixait à la télévision, je repense à cette histoire de Cambyse II qui attachait des chats vivants sur des boucliers… De simples orages ?

– À mon avis, toutes les violences sont issues de vieux réflexes entre prédateurs et gibier. Au commencement, ce besoin de destruction servait à nous défendre et à survivre. Il y avait les forts et les faibles, les dominants et les dominés, et puis la violence a perdu ses raisons d’exister, maintenant elle n’est plus que défoulement. Je pense qu’après ils se sentent « soulagés », comme s’ils avaient uriné.

— Mais c’est nul !

— Ne crois-tu pas que tu exerces toi-même une forme de violence envers les puces quand tu te grattes l’oreille ? Ces insectes innocents qui ne savent même pas qui tu es ?

— Les puces ! Mais ce ne sont que des tout petits…

— Pourquoi la taille changerait-elle quelque chose ? Ne penses-tu pas que tout ce qui vit a une conscience ?

— Si, précisément.

— Alors dans ce cas pourquoi les puces n’en auraient-elles pas ?

— On ne peut pas comparer la mort de mes chatons, celle des humains qui s’entretuent dans notre rue et celle des puces !

— Et pourquoi pas ? Tu sais, Bastet, peut-être que notre planète est aussi un organisme vivant global et que, pour elle, les humains, tout comme les chats, sont des parasites qui grouillent à sa surface et qui la démangent. D’ailleurs, les tremblements de terre sont peut-être pour elle une manière de se débarrasser de ses parasites.

— La Terre n’est pas un animal.

– À mon avis, elle doit forcément avoir une forme de conscience. Elle est tiède, elle respire, elle vit. Elle possède une atmosphère, une fourrure végétale, elle a…

— Ce n’est pas comparable.

— Nous avons tous des perceptions centrées sur nos sens d’espèce. Nous, les chats, nous voyons les autres à notre hauteur : la vie des chats est donc sacrée.

— Et les puces… doivent aussi se penser sacrées ?

— Pour la planète, c’est probablement sa propre survie qui prime.

Je n’étais jamais allée aussi loin dans mes réflexions parce que je restais limitée au monde « visible ». Les puces et la planète m’étaient indifférentes tout simplement parce que je ne pouvais pas les voir.

Une fois de plus Pythagore semble avoir une pensée d’avance.

Je ne peux m’empêcher de me gratter sous le menton pour chasser mes propres puces. Cela me soulage et m’aide à relativiser tous les événements récents.

— Tu crois vraiment que la guerre des humains pourrait aboutir à leur élimination totale sans que nous ayons besoin d’intervenir ?

— Ils ont mis au point de nouveaux systèmes de destruction : les gaz empoisonnés, les virus mortels, les radiations de bombes atomiques, sans parler d’une sorte de « lavage de cerveau » pour rendre les gens encore plus fanatiques et encore plus indifférents à leur propre mort. Ce fanatisme est peut-être d’ailleurs l’arme de destruction massive la plus efficace.

— « Lavage de cerveau » ? Ils se lavent vraiment la cervelle ?

— Non, c’est une expression humaine : à force de répéter quelque chose de faux, tu finis par convaincre les autres que tu as raison.

— J’ai pensé une fois à une phrase qui résume cela : « Quand on s’est habitué aux mensonges, la vérité a l’air suspecte. »

— En ce moment des gens font croire aux plus naïfs qu’en tuant beaucoup de leurs congénères ils auront des récompenses extraordinaires dans le monde invisible de l’après-vie.

— Et ça marche ?

— Suffisamment pour tout remettre en question. Personne n’a pour l’instant réussi à prouver qu’ils avaient tort, alors les religieux convainquent de plus en plus de jeunes de tuer pour aller au paradis.

— Et cela pourrait aller jusqu’à leur destruction complète ?

— Il ne faut pas les sous-estimer. Les humains ont une capacité à survivre à tout. Ils ont toujours su s’adapter aux circonstances les plus difficiles. À chaque crise sont apparus des individus suffisamment intelligents pour permettre à leur société de renaître.