Je frotte mes griffes sur les ardoises jusqu’à m’en faire mal aux extrémités.
Il lâche un soupir.
Je le regarde droit dans les yeux : il est décidément de plus en plus attirant.
— Je vais te livrer ma quatrième leçon d’histoire. Où en étions-nous déjà ?
Je dresse mes oreilles.
– À la dernière leçon, nos ancêtres avaient commencé à s’installer sur de larges étendues de territoire grâce aux humains commerçants, je lui rappelle.
— Après eux, ce furent les militaires qui répandirent les chats dans le monde. En l’an 330 avant Jésus-Christ, les soldats grecs envahirent le grand royaume d’Égypte (et le tout petit royaume de Judée) et saisirent les réserves de nourriture, les richesses, les femelles fécondes et leurs chats. Les Grecs utilisaient jusque-là les belettes, les furets et les fouines pour protéger leurs récoltes et leurs maisons, sauf que ces animaux avaient des inconvénients : non seulement ils étaient agressifs et difficiles à domestiquer, mais en plus ils sentaient très mauvais.
— Je n’arrive pas à comprendre le manque d’hygiène des animaux qui nous entourent.
— Les Grecs, peuple de guerriers envahisseurs, avaient des chiens dressés pour la chasse et la guerre, mais ils se mirent à l’élevage des chats pour les offrir en cadeaux afin de séduire les femelles.
— Comme d’habitude, quoi.
— Un de leurs poètes célèbres, Aristophane, raconte qu’il y avait dans leur capitale, Athènes, un marché spécialisé dans la vente de chats et que ceux-ci coûtaient très cher. Du coup, le culte de la déesse égyptienne Bastet fusionna avec celui de la déesse grecque Artémis qui reçut le nouveau titre de « reine des chats ».
— Donc les Grecs aussi ont fini par se rendre à l’évidence que nous étions dignes d’être vénérés…
— Ensuite, lorsque les Romains (autre peuple guerrier dont les habitants vivaient à l’ouest) envahirent la Grèce, ils récupérèrent leur culture, leur technologie, leurs divinités et… leurs chats. La déesse Artémis grecque devint la déesse romaine Diane, elle aussi reine des chats. Pour les Romains également, offrir un chaton était une manière de séduire leurs femelles, tout comme offrir des fleurs ou des friandises.
— Mais ils nous… aimaient ?
— Peu importe, nous venions de prendre notre place au sein de leurs foyers et c’est cela qui était important. Alors que les chiens dormaient dehors, nous dormions au chaud près du feu.
— Donc ils nous aimaient.
— Puis la fécondité de nos ancêtres entraîna une augmentation rapide de notre population. Alors qu’au début seuls les riches Romains avaient des chats, bientôt tous en eurent. Les soldats des légions avaient pris l’habitude de partir à la guerre en emportant leur chat personnel.
— Pas pour l’attacher sur leur bouclier, j’espère.
— Ils les prenaient pour avoir une présence douce durant leurs bivouacs improvisés. Si bien que l’extension de l’Empire romain fut accompagnée de l’extension de l’implantation des chats.
— Je croyais que c’était l’œuvre des commerçants hébreux ?
— Ces derniers n’avaient touché que les villes portuaires et les zones côtières. Les soldats romains s’enfonçaient dans les plaines, les montagnes, les vallées. Ils envahissaient les territoires en profondeur. Et les populations des régions reculées, qui n’avaient jamais vu de chats, les découvraient pour la première fois.
— En même temps que les soldats romains qui venaient pour les voler et les tuer ?
— Je vois que tu commences à comprendre certains paradoxes de la logique humaine. Les chats étaient présentés par les Romains comme des symboles du degré de raffinement de leur civilisation. Certaines légions avaient même pour emblème une tête de chat. Le plus étonnant c’est que le chef militaire qui a conduit l’armée romaine ici, en France (qui à l’époque s’appelait la Gaule), détestait les chats. Il se nommait Jules César et souffrait d’une maladie appelée « ailourophobie » : notre simple présence générait chez lui une peur panique qui le faisait convulser.
— Et il n’y avait qu’un seul homme pour diriger toute une armée ?
— Les humains sont très grégaires, et à cette époque tous suivaient ce Jules César. Avec l’élargissement de l’Empire romain, les chats se répandirent dans toute l’Europe et des cultes de chats apparurent spontanément parmi les peuples qui nous découvraient.
— Le culte de Bastet ? D’Artémis ? De Diane ?
— Les déesses portaient un nom différent dans chaque pays. En Gaule, les Celtes, les Wisigoths ou les Auvergnats nous vouaient des cultes particuliers. Mais en l’an 313, l’Empire romain se convertit au christianisme, religion monothéiste, où l’on ne vénère qu’un seul dieu à allure humaine. En l’an 391, le nouveau chef des Romains, l’empereur Théodose Ier, interdit officiellement le culte des chats et déclara qu’ils devaient être considérés comme des animaux maléfiques.
– Ça veut dire quoi « maléfique » ?
— Cela désigne le fait d’être lié aux forces du Mal. Désormais, n’importe qui pouvait nous tuer sans avoir à s’expliquer ou s’excuser. Pire que cela, nous étions considérés comme des animaux nuisibles et notre élimination, au même titre que celle des cafards, des rats ou des serpents, faisait partie des devoirs du citoyen.
— Ce Théodose Ier était de la trempe d’un Cambyse II…
— Mais les paysans, eux, nous ont gardés pour protéger les récoltes, et les commerçants hébreux ont continué à nous emmener dans leurs bateaux et leurs caravanes.
Je m’approche de Pythagore pour le humer.
— Comment sais-tu tout cela ? Comment les comprends-tu aussi bien ?
— Un jour je te confierai le secret lié à mon Troisième Œil.
— Quand ?
— Lorsque j’estimerai que tu es prête. Pour l’instant, ce qui m’importe c’est de ne plus être le seul à détenir toutes ces informations. Si je meurs, tu devras transmettre mon enseignement aux autres chats.
Je m’approche et frotte mon museau contre son cou, je rabats mes oreilles en arrière en signe de soumission, puis je me retourne et soulève bien haut ma queue.
— Fais-moi des enfants pour remplacer ceux que j’ai perdus.
J’attends, mais il ne bronche pas.
— Je ne te plais pas ? je demande.
— J’ai décidé de consacrer ma vie à la connaissance et me suis détaché des besoins primaires comme manger ou faire l’amour.
— C’est lié à ton « secret » ?
— Je me suis édicté une règle : « Pas de désir, pas de souffrance. »
— Tu as peur de souffrir si tu fais l’amour avec moi ?
— J’ai peur de ressentir tellement de plaisir que je deviendrai dépendant de toi. Et je goûte une autre satisfaction : celle d’être libre et détaché de tout. Personne ni rien ne m’est indispensable. C’est ma plus grande fierté.
Je le regarde différemment. Il a quand même cet étrange capuchon de plastique mauve sur le sommet du crâne. En dessous je sais qu’il y a un trou qui va jusque dans son cerveau. Peut-être que cela lui a abîmé l’esprit. Peut-être qu’il est fou et qu’il a inventé ce qu’il me raconte. Et moi, naïve, je bois ses paroles.
La seule chose qui me trouble est que son récit sur la rencontre entre nos deux espèces semble extrêmement cohérent. S’il a inventé tout ça, il a inventé un système compliqué qui possède une logique solide.
Reste la question : pourquoi refuse-t-il la sexualité avec moi ?
Aucun mâle sain d’esprit ne pourrait résister à la vision de mon postérieur exhibé. Je suis quand même jeune et ravissante, avec ma fourrure épaisse et soyeuse, alors qu’il n’est qu’un vieux siamois à poil ras et gris. C’est impossible que je n’éveille pas chez lui un désir physique immédiat.