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Une fois qu’elles ont achevé leurs aménagements, elles se mettent à fumer, à boire de l’alcool fort et à regarder la télévision sur un écran trois fois plus grand que celui de ma maison, avec un volume sonore beaucoup plus élevé. Les images d’actualités se répètent.

Pythagore vient à pas souples s’asseoir à côté de moi.

— Nos servantes pourront-elles être un jour contaminées par ces pulsions destructrices ? je lui demande.

— Elles sont plus intelligentes et éduquées que la moyenne des humains. La preuve, elles nous protègent avec elles dans cette maison. Sophie sait aussi que nous pouvons être utiles en cas de blessure grâce à la ronronthérapie.

— La quoi ?

— C’est une toute nouvelle science qui étudie la capacité des ondes graves de nos ronronnements à ressouder les os brisés.

Dehors, les coups de tonnerre ont remplacé les explosions. Nous montons sur le balcon pour contempler, par la fenêtre qui n’est pas obstruée, la pluie qui essaye de laver les saletés de ceux qui grouillent à la surface de la planète.

Au loin, l’orage produit un grand fracas et de nouvelles lueurs.

Pendant que nos humaines, au rez-de-chaussée, regardent encore la guerre à la télévision nous observons la foudre déchaînée qui semble vouloir montrer aux hommes qu’elle aura toujours raison d’eux.

— Pour l’instant, nos servantes ont décidé de rester enfermées ici.

— Nathalie a apporté des réserves de nourriture.

— Et Sophie possède des armes.

— J’ai peur, je lui miaule doucement.

Je me serre contre Pythagore. Je déteste la pluie. Le seul fait de l’entendre suffit à me faire trembler de la tête aux pieds.

— Tu crois que nous allons mourir ?

— Nous mourrons un jour, mais pas aujourd’hui.

Un éclair plus lumineux que les autres — car plus proche — zèbre le ciel.

Je presse plus fort mon corps contre le sien. Je sens son cœur qui bat vite et je laisse échapper :

— Je t’aime… Pythagore.

— Nous nous connaissons à peine, Bastet.

— Nous n’avons jamais fait l’amour, c’est vrai, mais c’est parce que tu refuses.

— Tu as Félix.

— Félix ne m’a jamais plu. Je ne l’ai pas choisi. Il m’a été imposé. Et puis il n’a plus de testicules.

— Si nous faisions l’amour, je m’attacherais à toi et cela engendrerait beaucoup de problèmes.

— Alors faisons l’amour juste une fois, je propose. Maintenant. Avant de mourir.

La pluie redouble. J’ai l’impression qu’il va céder.

— Si je faisais l’amour avec toi, je ne pourrais pas me contenter d’une fois, affirme-t-il.

Je commence à le connaître : c’est un sentimental. Je l’aurai à la longue, et alors il me donnera tout, mais pour l’instant il vaut mieux rester patiente. Je cherche une diversion.

— Raconte-moi la suite de l’histoire de nos ancêtres.

Il ne se fait pas prier.

— En l’an 950 après Jésus-Christ, les chats arrivent en Corée (un pays encore plus à l’est que la Chine), et en l’an 1000 au Japon (une île encore plus à l’est que la Corée), apportés par des moines bouddhistes. L’empereur japonais Ichijo reçoit un chaton en cadeau pour ses treize ans. Son attachement à l’animal est tel que tous les membres de la Cour en veulent un et que le chat devient l’attribut des femmes riches. Face à la demande qui ne cesse de croître, l’empereur Ichijo lance d’ailleurs un programme officiel de reproduction pour satisfaire tout le monde.

Dehors, la pluie continue de tomber dru.

— Au même moment, l’Europe est attaquée par une horde de rats noirs en provenance d’Asie. Les paysans montent des armées de chats pour contrer cette invasion. Et, là encore, nos ancêtres se révèlent très efficaces.

— Mais je croyais qu’ils étaient considérés comme maléfiques ?

— En fait, en dehors des grandes villes, ils étaient très appréciés. Les excréments de chats servaient à la préparation de médicaments, notamment pour ralentir la chute de cheveux et prévenir les symptômes de l’épilepsie. Certains guérisseurs soignaient les rhumatismes avec de la moelle de chat. Leur graisse servait par ailleurs à apaiser les hémorroïdes.

— Mais pour obtenir la graisse et la moelle il fallait les tuer…

Pythagore poursuit, imperturbable.

— En Espagne, on chassait le chat pour s’en nourrir. Le cuisinier du roi, nommé Ruperto de Nola, a publié un livre de recettes qui eut beaucoup de succès, et dont plusieurs étaient à base de viande de chat.

Ai-je bien entendu ?

— Les humains nous… mangeaient ?!

Il soupire.

— Notre viande était même considérée comme plus délicate que celle du lapin, auquel notre chair était souvent comparée. En général, elle était d’ailleurs servie avec les mêmes sauces et les mêmes condiments.

J’ai un haut-le-cœur, j’ai envie de vomir.

— Et ce n’est pas tout. Les luthiers récupéraient nos intestins pour en faire des cordes de guitare, par exemple. Ils nommaient cela « cordes en boyau de chat ». De même, les tailleurs utilisaient nos peaux pour en faire des manteaux de fourrure, des manchons, des toques, des coussins.

Je frissonne d’horreur.

La foudre nous illumine l’espace d’une seconde.

— Cela ne leur a pas porté chance. En effet, une maladie mortelle qui se nommait « peste » s’est abattue sur eux. Elle était transmise par les rats et a accompli le travail de destruction des hommes à notre place.

— Mais je croyais que nous avions fait fuir les rats ?

— Pas tous. Les humains qui avaient des chats étaient mieux protégés contre cette maladie mais ceux qui avaient des chiens ne l’étaient pas du tout. Entre 1348 et 1350, l’épidémie de grande peste noire tua 25 millions d’humains, soit la moitié des habitants de l’Europe.

— Bien fait pour eux. Ils n’avaient qu’à pas nous manger.

— Mais au lieu de remercier nos ancêtres, les survivants arrivèrent à la conclusion que ceux qui avaient des chats étaient alliés avec les forces maléfiques qui avaient apporté la peste. Ils tuèrent les possesseurs de chats, accusés d’être des sorciers, et ensuite leurs chats.

— Décidément, ils comprennent tout à l’envers.

— Une ordonnance du pape Innocent VIII en 1484 décréta que la nuit de la Saint-Jean serait une date où tous les bons croyants devraient capturer des chats — errants ou domestiqués — et les jeter au bûcher pour qu’ils soient brûlés vifs.

— Quelle stupidité.

Je n’avais jamais envisagé que les humains aient pu alternativement nous aimer et nous détester à ce point.

La pluie continue de tomber et Pythagore parle comme si tout cela ne l’affectait pas.

— Il y eut une seconde épidémie de peste en 1540. Là encore, la moitié de la population périt et, une nouvelle fois, les possesseurs de chats survivants furent accusés d’être responsables de ce malheur et systématiquement mis à mort.

— Et toi qui me disais que les humains étaient plus intelligents que nous…

— Ils durent attendre encore plusieurs siècles avant que des médecins commencent à faire le rapprochement entre le fait de posséder un chat et celui d’être épargné par le fléau. Enfin, le pape Sixte V les dédiabolisa et autorisa les chrétiens à en posséder. À partir de cette époque, appelée « Renaissance », les chats retrouvèrent une image positive dans la société française et européenne et furent même déclarés indispensables par certaines compagnies d’assurances pour protéger les réserves de nourriture sur les bateaux qui prenaient la mer.