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Soudain, la pluie cesse. Les nuages s’évanouissent et le ciel s’illumine. Au-dessus de nous apparaît un demi-cercle composé de plusieurs couleurs différentes.

— C’est un arc-en-ciel : la réaction entre les rayons du soleil et l’air encore chargé d’humidité.

— C’est beau.

— Cette planète est belle. Chaque jour j’en découvre de nouvelles splendeurs.

— Tu es heureux, toi ?

— Bien sûr. Être heureux c’est apprécier ce que l’on a. Être malheureux c’est vouloir ce que l’on n’a pas. Moi j’ai tout ce que je veux.

— Tu n’as pas peur de la guerre ?

— Ma seule peur est de ne pas réussir à utiliser pleinement toutes mes capacités. Pour le reste je ne décide ni de la pluie ni du beau temps, ni des éclairs d’orage ni des arcs-en-ciel, ni de la guerre ni de la paix.

À cet instant une détonation très proche interrompt notre dialogue, immédiatement suivie de plusieurs autres. Cela provient de la rue.

Nous rejoignons le premier étage et découvrons, à l’abri derrière les meubles, Nathalie et Sophie armées de fusils et accoudées à la rambarde du balcon. Angelo est accroché en haut du rideau qui encadre la porte-fenêtre, miaulant pour qu’on l’aide à descendre. Nos servantes tirent sur d’autres humains cachés derrière des voitures, sur le trottoir de l’autre côté de la rue.

— Ce sont des « pillards », signale Pythagore qui comprend la situation d’un seul coup d’œil. Ils veulent probablement violer nos servantes humaines, voler notre nourriture, et nous tuer. Peut-être pas forcément dans cet ordre.

Les échanges de coups de feu se poursuivent.

— Viens, Bastet. Il faut agir. Nous allons utiliser des grenades, annonce Pythagore.

Il attrape dans le panier contenant les armes une sorte de fruit noir en métal et le transporte dans sa gueule en me faisant signe de l’imiter.

Je le suis. Nous passons par les toits qui sont encore mouillés. Je dérape un peu sur les tuiles glissantes. Plus loin, nous trouvons un passage pour redescendre dans la rue et contournons ceux qui tirent sur nos servantes. Pythagore me fait signe de déposer les grenades sous les voitures protégeant les assaillants. Puis il me montre qu’avec la patte on peut tenir la grenade tout en arrachant d’un coup la goupille avec les dents.

Je reproduis son geste.

— Nous avons dix secondes, viens, Bastet, filons vite !

Je ne sais pas ce qu’est une seconde, mais comme il court, je galope derrière lui. Il me fait signe de monter sur un arbre pour observer la suite des événements. Depuis la plus haute branche, nous assistons à deux explosions. Les voitures des pillards sont soufflées. Des morceaux de tôle volent et sont éparpillés dans la rue. Des corps humains se tortillent avant de s’effondrer, inertes.

Je prends conscience que, pour la première fois de ma vie, je viens de… tuer des humains ! C’est donc possible. Des chats qui savent utiliser certains objets peuvent décider de la vie et de la mort des hommes.

Sur le balcon, Nathalie et Sophie se sont redressées au-dessus de leur barricade de meubles et semblent surprises, puis soulagées. Nous les rejoignons pour nous abriter à l’intérieur de la maison.

Angelo a fini par lâcher le haut du rideau et a ainsi fait son premier grand saut. Il miaule à tout-va, considérant que c’est cette performance qui a détendu tout le monde.

Nathalie m’observe avec étonnement et prononce mon nom sur un ton admiratif. Elle me prend dans ses bras et me serre contre elle.

Dans mon esprit je note que lorsque je tue des humains, cela fait désormais plaisir à ma servante.

Je crois que je n’aime pas la guerre. Je perçois que l’énergie de vie qui parcourt le monde peut être brusquement interrompue pour des raisons qui me semblent un peu confuses, et cela me navre.

Je comprends que, paradoxalement, pour qu’il n’y ait pas trop de vies détruites, il faut parfois tuer.

Cela confirme mon intuition : il faut que j’aide tous ces êtres à mieux dialoguer car je suis sûre que s’ils communiquaient mieux, ils n’auraient pas besoin de se tirer dessus au fusil ou de s’envoyer des grenades au visage.

Il faut non seulement que je continue à recevoir des informations du monde humain grâce à Pythagore, mais aussi que je réussisse à en envoyer moi-même directement.

Je suis de plus en plus persuadée qu’il ne suffit pas d’écouter les hommes, il faut aussi leur parler.

15

Le début de la faim

Les semaines passent.

Nous avons épuisé toutes nos réserves alimentaires. Nous mangeons maintenant d’autres denrées bizarres, beiges ou vertes. Gastronomiquement parlant, c’est nettement inférieur aux croquettes.

Nathalie et Sophie n’osent plus sortir et en viennent à faire bouillir les feuilles des arbres qui affleurent au balcon pour en faire des soupes. Cela a vraiment un goût fade.

Même l’eau est devenue marron et doit être bouillie avant qu’on puisse la boire.

À l’extérieur, nous percevons en permanence des explosions, des détonations, des cris et des hurlements sporadiques. Parfois on frappe à la porte. Parfois des mains grattent aux fenêtres du rez-de-chaussée, à moins que cela ne soit des griffes.

J’ai très faim. Nous avons tous très faim.

L’absence de nourriture affaiblit Nathalie et Sophie, qui n’ont plus l’énergie de faire le moindre geste. Elles restent enveloppées dans des couvertures à regarder la télévision et à dormir. Je ne pense pas qu’elles seraient capables de gérer une nouvelle attaque de pillards.

J’essaye de soigner ma servante en améliorant ma technique de ronronthérapie en basse, moyenne et haute fréquence. Je suis persuadée que je peux soigner les humains par les ondes, mais je n’ai pas encore la maîtrise parfaite de mon pouvoir de guérison. Il faut que je trouve la fréquence qui les vivifie.

Félix a trouvé une nourriture qui n’intéresse que lui. Il mange de la… laine ! Plus précisément, il déguste un fil de laine du chandail de Sophie, le mâche, l’avale. Il l’aspire comme un spaghetti sans fin. Ma mère m’avait bien dit que certains chats étaient des « mangeurs de laine », mais je ne m’attendais pas à assister à cette forme de dégénérescence.

Angelo revient sans cesse à la charge pour me téter, mais le distributeur de lait est à sec.

Pythagore pour sa part ne bouge pratiquement plus. Il est dans un état méditatif assez proche de l’hibernation, les yeux immobiles sous ses paupières fermées, sa respiration très lente, presque imperceptible.

Je me frotte contre lui. Il met du temps à réagir.

– Ça va ? je lui demande.

Il répond par un grognement.

— Je te dérange ?

Il s’ébroue.

— Pythagore, j’ai l’impression que cette fois-ci nous sommes fichus.

— Accepte ce monde tel qu’il est sans en avoir peur et sans le juger, consent-il enfin à répondre.

— C’est la guerre, nous n’avons plus rien à manger, nous allons probablement tous mourir de faim ici, immobiles, pris dans une torpeur progressive dont nous ne pourrons sans doute jamais ressortir.

Il secoue la tête, comme pour remettre ses idées en place, puis articule en appuyant chacun de ses miaulements avec emphase pour être sûr qu’ils s’impriment bien dans mon esprit :

— « Quoi qu’il t’arrive c’est pour ton bien. Il suffit de t’adapter aux circonstances au fur et à mesure qu’elles se présentent. »

— Tu délires ?

— Non, j’accède à des notions nouvelles parce que j’ai du temps et que mon corps n’est plus accaparé par la digestion ou par l’action. N’étant plus dérangé par l’agitation de mes sens, je peux enfin penser plus profondément.