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— Mais quand même, la situation est…

Il ferme les yeux et poursuit :

— « Tes ennemis et les obstacles qui se dressent face à toi te permettent de connaître ta résistance. Tous les problèmes qui te semblent graves ne sont là que pour te permettre de mieux te connaître. »

— Mais…

— « Ton âme a choisi précisément ce monde et cette vie afin d’accomplir les expériences qui vont te permettre d’évoluer.

« Tu as choisi ta planète.

« Tu as choisi ton pays.

« Tu as choisi ton époque.

« Tu as choisi ton espèce animale.

« Tu as choisi tes parents.

« Tu as choisi ton corps.

« Dès le moment où tu prends conscience que ce qui t’entoure est issu de ton propre désir d’apprendre, tu ne peux plus te plaindre ou ressentir un sentiment d’injustice. Tu ne peux qu’essayer de percevoir pourquoi ton âme a choisi ces épreuves précises pour évoluer. Toutes les nuits, durant ton sommeil, c’est ce message qui t’est rappelé sous forme de songe pour ne pas que tu oublies. Alors, si tu as un doute, fais comme moi : ferme les yeux, et rêve. »

Pythagore a miaulé ces phrases dans un état second comme s’il s’était soudain branché sur une source de sagesse extérieure. Il inspire puis ajoute :

— C’est en tout cas le message que j’ai compris en méditant ces derniers jours.

Il me fixe de ses grands et beaux yeux bleus.

Je réfléchis à ce qu’il a dit. C’est quand même très fort. C’est comme s’il m’avait délivré un secret de sagesse brut. Dommage que cela arrive au moment où il y a de fortes chances que je ne puisse l’utiliser.

— Dis-moi, Pythagore, tu crois que…

Ses paupières se ferment avant que j’aie fini ma phrase. Je n’ose plus le déranger.

Angelo commence à montrer les premiers signes de malnutrition, il est maigre, a la tremblote, s’agace de tout. Alors, je décide de sortir chercher de la nourriture à l’extérieur de la maison.

Comme la porte et les fenêtres du rez-de-chaussée sont barricadées, je passe par le balcon. Ma cure d’amincissement forcée m’a permis de retrouver la légèreté nécessaire pour sauter sur le toit voisin. J’atterris en léger dérapage sur le toit en zinc. Je suis certes plus légère mais je sens bien que l’absence de nourriture m’enlève de l’énergie. Je trotte un peu et bondis sur un toit plus éloigné.

De là-haut je peux mieux évaluer la situation.

Les ordures ne sont plus évacuées.

Je décide de m’arrêter au premier tas de détritus venu.

Entre les immondices circulent des rats furtifs. Je n’en ai jamais mangé, mais comme le disait ma mère : « Un rat n’est rien qu’une grosse souris. »

J’avise celui qui me semble le plus chétif. Mais à peine me suis-je approchée qu’il se positionne, poils gonflés, bouche ouverte, claquant des incisives en signe de défi. Pas de doute, contrairement aux souris, je ne lui fais pas peur.

Tenter de communiquer avec un Bonjour, rat ?

Maman m’a aussi appris à ne pas parler à la nourriture. Retrouvant des réflexes sûrement millénaires, j’attaque.

Nous roulons dans les ordures. Griffes contre griffes. Dents contre dents. Il ne semble pas impressionné par ma taille et se défend. Je sens ses incisives pointues qui s’enfoncent dans ma chair, mais ma fourrure épaisse l’empêche de mordre en profondeur. Je cherche à mon tour le meilleur endroit pour frapper et, une fois à ma portée, je plante d’un coup mes canines dans son cou. Le sang chaud jaillit directement dans ma gorge. Salé, enivrant. Je bois tout en continuant d’enfoncer mes canines dans sa chair. Un dernier spasme, puis subitement la tension se relâche.

Je croque un morceau du rat. Finalement, ce n’est pas mauvais du tout, et par chance celui-ci a encore la cuisse grasse. J’adore le gras de viande.

J’engloutis donc de belles bouchées puis, ayant repris des forces, je me concentre sur ma mission : rapporter de la nourriture aux autres. Heureusement, elle abonde. À tel point que sur le chemin du retour un groupe d’une dizaine de rats me repère et me prend en chasse.

Si je m’attendais à devoir fuir un jour devant une horde de rongeurs !

Mes poursuivants se rapprochent et sont sur le point de me rattraper (bon sang ! si ma mère me voyait, pourchassée par des aliments…) quand une branche d’arbre salutaire me semble à portée de saut. Je grimpe et rejoins ainsi la toiture d’une maison, avant de commencer à bondir de toit en toit. Je serre les mâchoires pour ne pas lâcher mes précieuses queues de rat.

Je suis heureuse, je vais bientôt pouvoir nourrir mon fils, mon compagnon, mon ami et les deux servantes humaines.

Une fois de retour à la maison, face à mes trophées, Nathalie et Sophie affichent des mines dégoûtées et me font signe de m’éloigner.

L’ingratitude serait-elle intrinsèque au comportement humain ? Je me tourne vers mes congénères.

Pythagore n’est pas plus intéressé.

Seul Félix se montre enthousiaste, me remercie et s’empiffre.

Comme j’ai repris un peu de forces, j’autorise Angelo à venir me téter.

Puis, à mon tour, je déguste le fruit de ma chasse, mâchant longtemps avant d’avaler.

— C’était comment dehors ? questionne Félix.

— Sale et dangereux.

Il mange comme un glouton, aspirant bruyamment les viscères de son rat encore tiède.

— Les hommes ne pourront jamais nous faire de mal car ils ont trop besoin de nous.

— Et pour quoi faire ? je questionne.

— Eh bien, pour nous…

Il cherche l’expression exacte.

— … caresser.

J’ai envie de lui répondre quelque chose de cinglant, mais cela ne sert à rien de le braquer. Et puis il n’a pas complètement tort. À quoi sert-on réellement pour les humains ? Ici en ville nous n’avons plus la tâche de défendre les réserves de nourriture contre les rongeurs. Nous ne chassons plus les serpents, les scorpions ou les araignées ; notre graisse et notre moelle épinière ne servent plus à soigner leurs hémorroïdes ou à nourrir leurs cheveux. Alors à quoi leur servons-nous encore réellement ?

En cette période de guerre, le « besoin de caresser » ne me semble pas un besoin essentiel… Soudain je prends conscience que je ne maîtrise pas tant que cela la situation, et qu’en mode de survie précaire il y a de fortes chances pour que mon humaine finisse par se lasser de ma présence.

Félix pense qu’il m’a convaincue. Dans son monde tout va bien.

— Tu sais, Félix, dans le passé, les humains nous ont persécutés. Ils nous ont brûlés sur des bûchers, ils nous ont mangés, ils ont utilisé notre peau pour faire des vêtements.

— D’où sors-tu de tels délires ?

— De Pythagore.

— Et lui, d’où tient-il ces informations ?

— Je ne sais pas, fais-je, éludant la question.

— Moi, je sais du monde ce que j’en vois. Nous sommes vivants, les humains nous aiment, nous leur faisons énormément de bien, ils se tuent entre eux mais ils vont bien finir par se fatiguer. Toi, astucieuse Bastet, tu viens de résoudre le problème de la nourriture en chassant des rats. Tout va bien.

Serait-il possible que Félix soit un sage qui a compris à sa manière la récente formule de Pythagore selon laquelle « tout ce qui nous arrive est pour notre bien » ?

J’ai peut-être sous-estimé cet angora.

— Les humains ne pourront jamais vivre sans nous, insiste-t-il. Regarde-les. Tout leur équilibre psychologique est lié à notre présence. Tu t’imagines dans quel état seraient nos servantes si nous n’étions pas là ? Nous apaisons toutes les tensions de la maison. C’est grâce à nous qu’ils ne deviennent pas fous et qu’ils dorment bien.