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Je pense que nos humaines pourraient très bien survivre en notre absence, mais je ne veux pas entamer de débat.

À l’étage, je retrouve Pythagore les yeux ouverts, perdus dans le vague.

— Raconte-moi la suite de notre histoire, je lui demande.

Le manque de nourriture l’a affaibli mais il consent à m’accompagner dans la chambre au grand miroir qui m’avait piégée, et nous nous installons sur le lit.

— Nous nous étions arrêtés à la Renaissance, et tu me disais que la science et les artistes s’intéressaient enfin à nous.

Les oreilles de Pythagore frémissent imperceptiblement, comme s’il était déjà plongé dans l’histoire qu’il va me raconter.

— En France, c’est le roi Louis XIII qui réhabilita officiellement les chats. Son ministre Richelieu en possédait une vingtaine, avec lesquels il jouait tous les matins avant de se mettre au travail. Il nous adorait. Louis XIII conseilla à tous les paysans d’avoir des chats pour protéger leurs récoltes, puis il créa une brigade de chats installée en permanence dans la librairie royale et chargée de protéger les livres des attaques sournoises des souris. Malheureusement, il n’a pas transmis sa passion à son successeur. Dès l’âge de dix ans, Louis XIV s’amusait avec ses camarades à jeter des chats vivants dans des fournaises. Mais après lui arriva un nouvel adepte des chats : Louis XV. Il venait aux réunions de ses ministres avec son chat blanc dans les bras. Ce fut lui qui ordonna officiellement l’arrêt des bûchers de chats pour la Saint-Jean.

— Comme il est désagréable de dépendre des humeurs des humains…

— Les hommes de pouvoir qui ne nous ne supportaient pas, comme Cambyse II, César, Louis XIV ou plus tard Napoléon et Hitler, étaient souvent des despotes.

— Et en dehors des chefs ?

— C’est à cette époque qu’on commence à utiliser les chats pour des expériences scientifiques.

— « Scientifiques » ?

— La science, c’est l’art de tenter de comprendre le monde. Là où la politique est l’obéissance aux lois, là où la religion est la soumission à la volonté du grand géant barbu imaginaire et invisible qui surveille tout, la science cherche sans a priori et pose de nouvelles questions. Et justement, à cette époque, les scientifiques sont les premiers à penser que les chats pourraient les aider à mieux comprendre beaucoup de choses.

Des rafales de mitrailleuses suivies d’explosions et de cris retentissent à l’extérieur, mais cela ne parvient pas à me distraire du récit de Pythagore.

Le siamois secoue la tête puis reprend.

— Un de leurs plus grands scientifiques, Isaac Newton, a découvert le principe de la gravitation universelle en 1666, durant la troisième grande épidémie de peste qui a touché la capitale anglaise, Londres. Il s’était retiré à la campagne, à Woolsthorpe, et, un après-midi, alors qu’il faisait la sieste sous un arbre, sa chatte Marion, qui évoluait dans les branches, lui tomba dessus. Il se réveilla en sursaut et sa première pensée fut : « Si Marion tombe d’une branche sur moi, pourquoi la Lune ne tombe-t-elle pas sur la Terre ? » De cette observation il déduisit la loi de la gravité, l’une des plus grandes découvertes de la physique. Plus tard, un écrivain français qui adorait lui aussi les chats, Voltaire, relata l’histoire en remplaçant le chat par une pomme.

Cette information m’intéresse.

— Pour remercier sa chatte Marion de lui avoir inspiré cette révélation, Isaac Newton eut l’idée de faire un trou carré dans le bas de sa porte afin de lui permettre d’entrer et de sortir de chez lui à sa guise. Il fut donc non seulement l’inventeur de la physique moderne, mais aussi de la… chatière.

Je crois que j’aime la science. Pythagore émet des clappements avec sa langue, je sais qu’il a très faim mais son esprit semble malgré tout alerte.

— Plus tard, un autre scientifique, Nikola Tesla, découvrit le phénomène de l’électricité statique en voyant son fils caresser son chat Macek. Cela provoquait d’infimes étincelles dans l’obscurité.

— Donc la science nous a sauvés.

— Pas vraiment…

Pythagore a miaulé cette dernière phrase différemment.

— La science nous a sortis des persécutions religieuses, mais elle a provoqué de nouveaux tourments.

Une nouvelle détonation retentit dehors, plus forte. Nous percevons le fracas caractéristique d’une maison qui s’effondre. Le siamois a un irrépressible frisson. Ses oreilles pivotent dans toutes les directions. Il montre les dents, comme s’il contenait une sourde colère, puis déclare :

— Peut-être le temps est-il venu que je te révèle mon secret, Bastet. Suis-moi.

Il m’entraîne vers sa cuisine, saute sur la poignée de la porte de la cave et, utilisant astucieusement son poids, parvient à l’actionner, dévoilant ainsi un escalier blanc aux marches parfaitement lisses.

— Comment arrives-tu à agir sur les poignées ?

— Moi aussi j’ai procédé « scientifiquement », et j’ai fini par déduire une méthode efficiente. Je t’apprendrai plus tard. Viens.

Je descends prudemment les marches.

— Sophie est une scientifique et ceci est son laboratoire. Je suis le résultat d’une de ses expériences et c’est pour cela que j’ai pu accéder à autant d’informations sur les humains.

Au bas de l’escalier, nous arrivons face à une porte métallique. Il s’apprête à sauter pour l’actionner mais sa servante surgit soudain derrière nous.

En nous voyant, elle fronce les sourcils, fixe Pythagore et lui parle sur un ton de reproche où son nom est répété plusieurs fois de manière dure.

Penaud, il se tourne vers moi et me fait comprendre que nous ferions mieux de retourner au salon.

Ai-je bien entendu ? Pythagore m’a dit qu’il était lui-même le résultat d’une expérience scientifique humaine ? Je veux à tout prix découvrir ce que cela signifie.

Quel dommage qu’il ait été interrompu par l’arrivée de sa servante, il était sur le point de me révéler son secret. La télévision diffuse toujours les mêmes scènes, alternant entre guerre, football, météorologie. Puis Sophie appuie sur la télécommande et des images totalement différentes apparaissent.

— Je crois que nos humaines ne supportent plus le spectacle affligeant de leur propre monde tourmenté, alors elles se consolent avec l’imaginaire du « cinéma ».

À l’écran on voit des chats dessinés qui bougent. Il doit s’agir d’un film.

— Catwoman ?

— Non. Celui-ci est un dessin animé intitulé Les Aristochats. Et à mon avis, c’est un pur hasard si cela parle de nous. Quoique… je crois que Sophie a quand même une passion particulière à notre égard.

Les dessins bougent suffisamment vite pour donner une impression de fluidité similaire à la réalité.

— Encore une histoire fausse inventée par un scénariste ? Quel intérêt de raconter des événements qui n’existent pas réellement ?

— L’imagination est ce qui leur permet de s’évader du monde réel quand il devient trop oppressant. Regarde ce film et tu vas constater le pouvoir réconfortant des fictions qui s’oppose au pouvoir d’angoisse des actualités.

Je doute, mais n’ayant rien d’autre à accomplir dans l’instant, je finis par m’intéresser à ce « dessin animé »… On distingue clairement une chatte blanche avec un nœud ridicule et un chat gris avec une tête bizarre. Pythagore commente :