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— Lui c’est O’Malley et elle c’est Duchesse. Ils sont un peu comme nous deux. Le film est américain mais l’histoire se déroule à Paris.

De ce que je vois, ces personnages sont vraiment étranges, ce sont de faux chats dessinés qui bougent comme nous et parlent comme les humains.

— Et c’est quoi, l’intrigue ?

— Duchesse est une chatte appartenant à une riche famille humaine, elle a trois enfants et a toujours vécu dans le luxe et le confort. Sa servante, une vieille dame très aisée qui l’adore, décide de léguer tout son héritage à Duchesse, et son majordome a pour ordre d’y veiller. Mais celui-ci est bien décidé à se débarrasser des chats pour toucher l’héritage à leur place. Il kidnappe donc Duchesse et ses enfants et les emmène loin, à la campagne. Les chats arrivent à s’échapper et reviennent à Paris. Mais, sans abri, ils ne savent pas s’adapter. Le chat de gouttière O’Malley leur vient en aide, les protège et leur permet de rentrer chez eux.

— C’est beau…

— Mais ce n’est pas réaliste. Un majordome qui veut se débarrasser de chats les tue purement et simplement. Et les chats ne savent pas prendre des camions pour rentrer à Paris.

Il semble agacé par le manque de réalisme du dessin animé.

J’observe les deux personnages aux oreilles pointues qui dialoguent exactement comme Nathalie et Thomas, avec les mêmes intonations et les mêmes yeux. Si ce n’étaient leurs corps, ils auraient tout d’humains. C’est vrai que cela n’a aucun sens !

La vision des trois chatons me rappelle mes chers disparus. Le vrai monde est décidément plus dur que celui des dessins animés. Comment réagirait cette « Duchesse » si on noyait ses chatons en faisant diversion avec un rayon laser, comment réagirait O’Malley si autour de lui les humains se tiraient dessus au fusil et se lançaient des grenades tandis que la peste se répand dans les rues de Paris ?…

Alors que le film continue de se dérouler, je me détends doucement, puis bascule dans le sommeil.

Dans mon rêve j’imagine que je suis Nathalie.

Je vis le jour, je dors la nuit. Je suis bipède et j’aime prendre des douches. Dans la journée je fais exploser des maisons et je porte un casque jaune. Le soir, quand je rentre, ma chatte est réveillée et elle ronronne quand je la caresse. Je m’amuse à l’empêcher de passer d’une pièce à l’autre en fermant les portes. Puis quand elle miaule trop, je la libère. Je mange des aliments de toutes les couleurs. Je regarde la télévision. Je monte dans ma chambre et je me regarde dans le miroir. Je me vois en tant qu’humaine, mais soudain un détail m’intrigue. Je me penche vers le miroir et constate que mes pupilles sont des fentes, tel un chat.

Je me réveille d’un coup.

Me secoue tout le corps.

Il m’apparaît finalement que la vie des humains est sans grand intérêt.

Peut-être bien que notre univers de chats est restreint, mais je trouve que l’univers des humains est sans émotion intéressante. J’ai l’impression qu’ils ne ressentent que la moitié des stimuli extérieurs. Ils perçoivent mal les sons (ils n’ont pas d’oreilles orientables), ils perçoivent mal les ondes, et ils n’y voient pas dans l’obscurité.

Mon rêve m’a permis de mesurer ma chance d’être un chat informé du monde des humains, et ceci grâce à Pythagore. Ainsi, je bénéficie de la connaissance des deux mondes.

Je referme les yeux et replonge dans le sommeil. Cette fois-ci je rêve que Pythagore me fait descendre l’escalier blanc de sa cave et ouvre la poignée de la porte métallique. « Je vais te révéler mon secret », annonce le siamois dans mon songe.

Mais avant que je puisse réagir, Sophie me saute dessus, me fourre dans un sac, et je me retrouve plus tard attachée à une table dans une pièce sombre.

Pythagore miaule et elle hoche la tête en signe d’approbation.

— Tu as de la chance, Bastet, elle est d’accord pour t’ouvrir un Troisième Œil, m’annonce-t-il.

Alors Sophie approche une fine lame de mon front et Pythagore me chuchote à l’oreille :

— N’aie pas peur, cela fait un peu mal au début, mais après on comprend tout. Un peu de douleur, c’est le prix à payer pour accéder à beaucoup de connaissances.

16

Visite surprise

Encore des journées qui se succèdent et où nous restons tous prostrés sur le divan du salon, devant la télévision qui diffuse des images. Je dors de plus en plus. Je rêve de plus en plus. Ce qui me fait réfléchir.

Quand je soulève une paupière, j’observe nos servantes fascinées par le monolithe lumineux plaqué au mur.

Je songe que la grande faiblesse des humains est probablement l’omnipotence du sens visuel. Pour connaître le monde, ils utilisent leurs yeux et la télévision qui leur envoie des informations visuelles, ce qui provoque des émotions immédiates. L’audition, leur deuxième source d’information, n’est utilisée que pour accentuer les effets produits par les images.

Même leurs films de fiction sont essentiellement composés de successions de scènes de violence, de sexe ou de course-poursuite. Ils ont besoin de toujours plus d’images choc, et la télévision est là pour les satisfaire. Du coup ils ont oublié de développer leurs sens psychiques. Quand ils entrent dans une pièce, ils sont incapables d’en déceler les mauvaises ondes, quand ils rencontrent quelqu’un de nouveau, ils ne savent pas sentir si cette personne leur est bénéfique. Je crois que ce n’est que lorsqu’ils dorment que leur esprit a une activité personnelle, sinon leur cerveau ne fait que gérer, ranger et filtrer toutes ces images extérieures qui les assaillent en permanence.

Moi, maintenant, je sais écouter mon corps.

Il a faim.

Aujourd’hui, j’ai passé le seuil où je n’ai même plus de crampes au ventre.

Je m’aperçois qu’on s’habitue à tout : au bruit des explosions comme aux visions de guerre à la télévision et à l’absence de nourriture…

C’est au début que c’est le plus dur, on râle, on souffre, puis passé un certain cap on s’habitue, cela fait partie d’une nouvelle manière de vivre.

Je continue de temps à autre à rapporter des rats, que les humains consentent enfin à consommer à condition de leur couper les pattes, la tête et la queue pour les rendre plus présentables et les mettre ensuite à bouillir. Ainsi, ils ressemblent à des fruits gris à la chair blanche. Voilà qui me conforte dans l’idée que, chez eux, la vue exerce sa tyrannie sur les autres sens.

Pythagore accepte finalement lui aussi de manger les rats bouillis mais reste étonnamment distant, tandis qu’Angelo, lui, devient de plus en plus joueur.

Allongée sur le canapé du salon, je bâille puis je m’étire. Se reposer sans bouger, à la maison, semble le meilleur comportement à adopter en période de guerre pour conserver son énergie et limiter la sensation de faim. Cependant, je me force à sortir une nouvelle fois, pour rapporter de la nourriture à ceux qui m’entourent.

Si, lors de mes précédentes expéditions, j’avais repéré une centaine d’humains, le plus souvent armés de fusils, cette fois-ci je n’en croise guère plus d’une dizaine, qui circulent furtivement, courant pour se cacher derrière des voitures. Je peux sentir leur peur, leur sueur et leur rage.

Les rares groupes que je vois se déplacent lentement et tirent sur tout ce qui bouge, chats compris.

Les rats que je tente d’approcher semblent plus pugnaces qu’auparavant. Dès que je m’approche de l’un d’eux, tous les autres viennent à sa rescousse. À un contre cinq, cela devient plus difficile de vaincre, malgré l’avantage de ma taille. Du coup, je renonce à les chasser, et m’intéresse à un nouveau gibier : les corbeaux. Ils sont de plus en plus nombreux à picorer sur les montagnes d’ordures.