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— L’esprit de Sophie m’a déclaré quelque chose d’intrigant avant de s’envoler, déclare-t-il. Elle m’a dit que, si on lui donne le choix, dans sa prochaine vie elle voudrait naître sous forme de chat. Moi, dans ma prochaine vie je voudrais naître humain.

— Pourquoi vouloir régresser ?

— Je suis admiratif de leurs mains. Elles leur permettent de fabriquer des livres, de l’art, des machines compliquées. Et puis je voudrais savoir ce qu’on ressent quand on rit. Nous, les chats, nous sommes toujours sérieux et nous prenons tout avec gravité. J’aimerais par moments pratiquer cette dérision, voire cette autodérision qui leur permet de tout relativiser.

— On veut toujours être différent de ce que l’on est.

— Et toi, Bastet, tu voudrais être quoi si tu pouvais choisir ton corps dans ta prochaine vie ?

— Chatte, bien sûr ! Quand on est au sommet de l’évolution, on ne peut pas revenir en arrière. Que serait ma vie si je ne faisais qu’être assaillie d’images et de bruits sans savoir utiliser mon esprit et sans percevoir réellement le monde qui m’entoure ? J’aurais l’impression d’être… infirme !

— Tu ne connais pas encore vraiment le monde des humains. Il est plus intéressant que tu ne le crois.

— Si c’est pour faire la guerre, aller au travail, marcher en équilibre sur les pattes arrière ou dormir la nuit, je ne vois vraiment pas l’intérêt.

Il agite la pointe de ses oreilles.

— Maintenant que la place est libre, je vais te faire visiter ma cave et te révéler mon secret.

Il trotte devant moi en direction de l’escalier blanc. Nous nous retrouvons devant la porte, qu’il ouvre prestement en sautant sur la poignée. Là, le plafonnier ne fonctionnant pas, nous avançons dans la pénombre, avec pour seule source de lumière les rayons filtrant par le soupirail.

J’ai les pupilles complètement dilatées pour capter les moindres détails de la pièce. Ici, au lieu des bouteilles de vin, des journaux et des meubles poussiéreux qu’on trouvait dans ma cave, je vois des machines métalliques, des fils électriques, des tubes, des fioles. La pièce est peinte en blanc et immaculée.

Cela ressemble assez au cabinet du vétérinaire chez qui Nathalie m’avait emmenée une fois pour me vermifuger.

Pythagore monte sur la table en inox.

— Je suis né dans un élevage de chats de laboratoire, dit-il. Ce sont des êtres qui n’ont été créés que pour servir à des expériences scientifiques effectuées par des humains. On m’a soustrait à mes parents alors que je n’étais qu’un chaton. Je ne connais ni ma mère ni mon père. Quand j’étais jeune, j’étais encore plus inculte que toi. Je ne savais même pas qu’il pouvait exister un monde au-delà des salles blanches éclairées au néon dans lesquelles on me déplaçait.

Le siamois inspire profondément, comme s’il avait besoin de courage pour affronter les souvenirs de ce pénible passé.

— Je vivais dans une cage étroite, nourri à heure fixe avec des granulés. Hydraté par un abreuvoir transparent. Pas de caresses, pas de rencontres avec des humains ou d’autres chats. Pas d’affection, pas d’émotions, pas de sentiments. Pour les humains qui vivaient là, je n’étais qu’un objet. Je n’avais même pas de nom, juste une appellation : « CC-683 ». Ce qui signifie « Chat cobaye numéro 683 ». Et je pense qu’ils n’étaient même pas capables de me reconnaître, car tous les chats du laboratoire étaient des siamois, exactement semblables à moi. Je les entendais miauler de loin sans pouvoir les voir ou les toucher. Je restais toute la journée seul, dans ma petite cage, à attendre.

J’essaye d’imaginer ce que je pourrais ressentir dans une situation similaire. Un irrépressible frisson me parcourt.

— Ce n’était pas insupportable car je n’avais pas d’éléments de comparaison. La douleur naît du sentiment qu’on peut avoir une meilleure vie et qu’un obstacle injuste nous en prive. Sinon, on peut vraiment s’habituer à tout, même au pire. Ne comprenant pas ce qui se passait réellement je n’avais pas de sentiment d’injustice car, pour moi, c’était normal. Le monde au-delà de ma cage n’existait pas.

— Quelle angoisse !

Pythagore reste silencieux un instant et reprend :

— Ah, comme l’ignorance est confortable ! Je n’avais même jamais vu une souris, un oiseau, un lézard, ni même un arbre. Je n’avais jamais ressenti le vent, la pluie ou la neige. Je ne voyais ni le soleil, ni la lune, ni les nuages. Je ne savais même pas si on était le jour ou la nuit. Je vivais en permanence enfermé dans un monde tiède, blanc, lisse, qui n’avait rien à voir avec la nature — c’était le monde des laboratoires. Et surtout je n’avais aucune décision à prendre, aucun choix, donc aucun risque de me tromper. Quand ta vie est régie par les autres, tu n’as plus besoin d’utiliser ton libre arbitre : irresponsable, tu es toujours bien. Soumis mais finalement heureux. Cependant cela n’a pas duré…

Il bondit sur un meuble plus élevé.

Je vais pour le suivre mais j’ai un vertige. Je m’aperçois que trois poils de mes moustaches ont brûlé dans l’incendie. Cela explique pourquoi, depuis ma bagarre avec Thomas, je ressens comme une perte d’équilibre et d’information sur l’extérieur.

— Je vais te décrire la première expérience que les humains ont effectuée sur moi. Je fus placé dans une cage deux fois plus large que celle où je vivais jusqu’alors. Rien que le déplacement jusqu’à cet espace plus vaste m’apporta une sensation agréable. Au centre il y avait une manette surmontée d’une ampoule. Une sonnerie a retenti, la lampe s’est éclairée d’une lueur rouge. Cela sonnait et clignotait. Je sentais qu’il fallait faire quelque chose. Alors je me suis approché de la manette, j’ai placé mes deux pattes et j’ai appuyé dessus. Aussitôt une croquette est tombée. J’ai reniflé, j’ai goûté, c’était délicieux. Une croquette au foie de volaille, meilleure que celles qu’on m’avait servies jusqu’à ce jour.

Pythagore fait une pause, ménage ses effets.

— J’ai attendu et à nouveau il y eut une sonnerie et la lampe rouge s’est allumée. J’ai pressé à nouveau la manette et une nouvelle croquette est tombée. Cela s’est reproduit cinq fois et le système me semblait simple. Cependant, à un moment, appuyer sur la manette n’a plus fait apparaître de croquette. J’ai poussé plus fort, plus vite. Rien ne venait. C’était incompréhensible et insupportable. Nouvelle sonnerie, nouvelle lumière rouge, et la manette qui ne fonctionnait pas. Cela m’a bien énervé. Et puis, sans que je comprenne pourquoi…

— Oui ?

— … après une nouvelle sonnerie et une nouvelle pression sur la manette, la croquette est enfin apparue. J’étais soulagé. Évidemment, j’ai cru à une panne. Puis cela s’est remis à dysfonctionner par intermittence. Je cherchais à comprendre pourquoi. Cela m’obnubilait. Est-ce que c’était quand j’étais loin de la manette que cela marchait ? Est-ce que c’était quand je pressais fort ? Ou avec deux pattes simultanément ? Est-ce que c’était quand je miaulais plusieurs fois avant d’agir ?

— Et la solution ?

— En fait c’était une expérience scientifique. On m’avait conditionné. C’est le « réflexe de Pavlov » : le simple fait d’entendre la sonnerie et la lumière me faisait saliver. Mais ce n’était pas la salive qui les intéressait, c’était ma capacité à supporter cette situation étrange.

– À ta place j’aurais été en colère.

— J’étais fou de rage ! Je voulais comprendre comment faire sortir une croquette à tous les coups ! Quand il n’y en avait pas je sautais, je miaulais, je hurlais. Des visages humains m’observaient derrière le grillage. Je les implorais de réparer le système. Je n’avais même plus faim, je voulais simplement que ça marche. Toujours. Systématiquement.