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— Je te plains.

— Cette expérience a encore duré un moment. Cela me rendait dingue.

Le siamois s’ébroue et son regard devient dur.

— Il y avait d’autres chats qui subissaient la même chose que moi. Eux sont tous devenus réellement et irrémédiablement fous.

Il lâche un soupir désabusé.

— J’ai appris plus tard que j’étais le seul à avoir un mental suffisamment solide pour ne pas avoir craqué.

À nouveau il se lisse sa moustache.

— Celle qui menait l’expérience était une humaine à blouse blanche et à cheveux blancs qui sentait la rose.

— Sophie ?

— Après ça, elle m’a choisi pour d’autres manipulations. J’ai fait des expériences sur le sommeil où l’on me filmait en train de dormir pour analyser ce qui se passait dans mon cerveau. Savais-tu que nous, les chats, nous sommes les animaux qui dorment et rêvent le plus de tout le règne animal ?

— Oui, tu me l’as déjà dit. Nous dormons la moitié de la journée alors que les humains, eux, ne dorment qu’un tiers de leur temps.

Il n’a pas l’air agacé que je lui signale qu’il peut lui arriver de se répéter.

– À mon avis, c’est de là que nous tenons notre accès si facile aux mondes invisibles.

Je me gratte le haut du crâne : j’aimerais bien qu’il me raconte comment il en est arrivé à recevoir son Troisième Œil.

— Sophie a effectué plusieurs expériences sur moi, et à chaque fois elle s’est aperçue que j’étais le plus résistant et le plus subtil. Alors un jour elle m’a opéré pour me greffer le Troisième Œil.

Il enlève le capuchon de plastique mauve qui bouche le trou dans son crâne et à nouveau je vois la petite cavité rectangulaire à bords métalliques.

— Cela s’appelle aussi « interface de communication ». C’est une prise USB reliée par des fils électriques très fins à plusieurs points précis de mon cerveau. Elle l’a baptisé « ŒIL » pour « Ouverture Électronique par Interface Légère ». Ainsi Sophie a pu envoyer directement dans ma tête d’abord des sensations brutes, puis de la musique, puis des images.

— Directement dans ton esprit grâce à cette machine ?

— Au début ça ne fonctionnait pas. Cela me donnait des migraines, me faisait vomir. Puis Sophie a modulé les signaux. Elle est arrivée à coupler son et image. C’est devenu plus fluide. Elle m’a ensuite appris à comprendre son langage. Et c’est comme ça qu’elle m’a donné accès à la réception des informations du monde des humains.

Alors c’est cela, le secret de Pythagore ! J’examine de plus près sa prise USB je la renifle, je la lèche. Mais les informations sur les humains n’ont aucun goût.

— Cela a pris sept ans. Sept ans de tâtonnements plus ou moins douloureux pour arriver à créer un canal d’émission des connaissances des humains vraiment assimilables par un chat. Du jour où cela a fonctionné, j’ai eu la sensation qu’on ouvrait une porte derrière laquelle se trouvait une lumière. Je pouvais enfin comprendre leurs habitudes. Décoder leur civilisation.

Cela n’a pas l’air si compliqué au final : on creuse un trou dans le crâne, on dispose un appareillage en métal et en plastique, on branche des fils électriques et ça suffit à comprendre leur « univers » ?

— Après avoir réceptionné les premières informations basiques indispensables pour pénétrer les arcanes de leur système, il m’a fallu apprendre à associer les mots, les images, les concepts humains. Je mémorisais tout avec une gourmandise d’autant plus vivace que j’avais été privé de tout durant les années précédentes. Je m’intéressais à chaque détail, je voulais tout comprendre. Je stockais sans difficulté les noms des autres animaux, les noms des territoires, des concepts abstraits, des mots de vocabulaire. C’était cela le plus compliqué : associer les bons éléments ensemble. On peut te montrer n’importe quoi, si tu n’as pas les clefs pour savoir à quoi il faut le relier, cela reste incompréhensible.

— Tu as mis sept ans à comprendre leur civilisation ?

Pythagore secoue la tête.

— Ce qui m’a le plus surpris, c’est quand Sophie m’a expliqué l’expérience que j’avais subie. Le fait de recevoir ou non une croquette quand la lumière rouge et la sonnerie s’activaient était en fait lié à un système aléatoire. J’aurais eu beau me creuser les méninges toute ma vie, jamais je n’aurais été en mesure de comprendre le système fondé sur le hasard. Et d’autres que moi y ont perdu la raison.

— Nous voulons toujours donner un sens à ce qui se passe dans nos vies. Alors que toi, tu as été capable d’accepter l’idée que ce qui se passait dans ta cage te dépassait ! Mais pour les humains, quel peut être l’intérêt de rendre des chats fous ?

— Sophie m’a tout expliqué par la suite. C’était une expérience sur les addictions. L’objectif était de comprendre le sentiment amoureux qui unit les mâles et les femelles humaines. Son étude démontre que c’est une forme d’addiction émotionnelle.

— La sexualité ?

— L’attirance pour certains partenaires sexuels particuliers. Cela les passionne. Comment une femelle humaine peut-elle rendre folle d’amour un mâle humain ?

— En émettant les bonnes odeurs ?

— Non, en lui donnant ou pas une croquette de manière complètement aléatoire. On appelle alors cela une « femme fatale ». La récompense et l’absence de récompense, distribuées de manière irrationnelle, rendent tous les mâles complètement accros et potentiellement… fous.

Je n’ose comprendre.

— Et les humains étudient « l’effet des femelles fatales » sur les hommes frustrés… en torturant des chats ?

— Cette expérience scientifique avait été commandée pour illustrer un article dans un magazine féminin de psychologie.

— Moi, si un partenaire sexuel me donne de l’affection puis m’en prive sans raison, je passe à un autre qui m’en donne de manière sûre et régulière…

— J’ai déduit de cette expérience qu’il ne faut jamais dépendre d’une autre personne pour être heureux.

À mon tour je me frotte l’oreille.

— Et c’est pour cette raison que tu ne veux pas faire l’amour avec moi ? Que tu manges peu de croquettes et que tu ne défends même pas ta gamelle ou ton territoire ?

Il hoche la tête à la manière des humains.

— Celui qui ne possède rien n’a rien à perdre. Je n’ai qu’une peur, c’est d’être possédé. Donc je me prive de tout et je survis sans dépendre de rien ni de personne.

Je repense à Félix et comprends alors que son addiction à la sexualité lui a fait perdre ses testicules, et que son addiction à l’herbe à chat lui a faire perdre ses réflexes primaires.

— Une fois que mon Troisième Œil fut complètement opérant, Sophie m’a « éduqué » de la manière dont les humains éduquent leurs propres enfants. Elle a sectorisé mon savoir. J’ai appris l’histoire, la géographie, la science, la politique. Puis pour parfaire mes connaissances, elle a encore amélioré l’appareil afin que je puisse apprendre en permanence sans elle. Elle a directement branché ma prise USB sur Internet et elle m’a appris à surfer sur la Toile.

— Vas-tu enfin me dire ce que c’est, Internet ?

Il se lisse les moustaches.

— C’est le lieu où tous les humains viennent déposer leurs images, leurs musiques, leurs films. Internet, c’est une sorte de convergence de toutes les mémoires des cerveaux humains du monde. Et même si les humains meurent, leurs connaissances restent sur Internet.